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de roses et de myrtes, comme une victime expiatoire, il est entouré de bourreaux demi-nus, qui brandissent des haches et des glaives. Ce nouveau cortège a un caractère tout littéraire. On y voit figurer pêle-mêle des scènes de la Jérusalem délivrée, du Renard, de Gœthe, du Paradis perdu, du Tannhäuser, etc., la Table ronde, l’Iliade, la Bible, la mythologie Scandinave, que sais-je ? Rex domine le tout sur un trône sidéral que soutient la croupe d’un dragon gigantesque à ailes de cygne.

D’autres sociétés secondaires comprenant des jeunes gens de condition plus modeste ont chacune leur parade respective. Le soir, du haut d’une tribune où la reine de son choix, tout en satin blanc à crevés de dentelle, tient le sceptre à ses côtés, Rex recevra l’hommage de la plus belle des processions, celle de Comus. Les contes de fée défilent à la suite les uns des autres, derrière leur jeune roi, qui personnifie par excellence le Prince Charmant. Dans quelques minutes, à l’Opéra, Comus retrouvera une reine digne de lui, vêtue comme Sarah Bernhardt dans Ruy Rlas, avec sa haute fraise, ses broderies d’argent et sa petite couronne coquettement posée ; les couples royaux se rejoindront après une tournée de visites faites aux différens bals de la ville, et princes, princesses, fées, génies, sylphes, animaux merveilleux s’entremêleront dans de magiques quadrilles.

Pendant ce temps, les danses nègres prennent leurs ébats dans certains quartiers moins aristocratiques ; toute la ville est en liesse, et ce sont des fronts blancs et noirs terriblement fatigués qui, le matin, vont s’incliner sous la cendre à l’église catholique, ou entendre prêcher à l’église protestante que tout est vanité. Après quoi, les sociétés mystiques se réunissent derechef, — toujours en cachette — pour discuter et combiner le sujet des pompes de l’année suivante, décider les costumes dont elles surveillent l’exécution, répéter les tableaux, etc., de sorte que l’on peut bien crier dès le carême : « Le roi est mort, vive le roi ! »

Pourtant il n’y a pas beaucoup d’années qu’au lendemain d’une guerre fratricide, cette ville qui s’amuse si franchement et si joliment semblait écrasée, presque anéantie ; les festoyeurs du carnaval sont les fils de ces aristocrates du Sud auxquels leurs adversaires ont reproché des torts graves. Joueurs, duellistes, corrompus par le contact de l’esclavage, que n’étaient-ils pas ?

Ils avaient du moins tous les genres de courage. Le monde étonné les vit demander des ressources au commerce, aux affaires, se créer vaillamment une prospérité nouvelle. Et partout où la pauvreté existe encore à la Nouvelle-Orléans, elle est voilée d’élégance ; on la tient en honneur comme dans d’autres parties des États-Unis on estime la richesse ; les planteurs d’autrefois aiment