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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/61

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arrêter les traits. Là encore, dans la poursuite de ce but identique, leurs procédés se séparent : Chateaubriand ne cache point qu’il se propose de composer son attitude, et, dépourvu de vanité par excès d’orgueil, il la compose admirable. Plus modeste en apparence, Gœthe est peut-être moins sincère : sans en avoir l’air, il corrige davantage à sa vie, il arrondit ses gestes avec plus de soin. Le rapport qui subsiste, c’est que les deux œuvres, de vaste envergure, sont les portraits que deux grands hommes, parvenus à d’égales hauteurs, qui furent à un égal degré des enfans gâtés de la vie, ont voulu laisser d’eux-mêmes. À ce point de vue, Vérité et poésie et les Mémoires d’Outre-Tombe sont des documens de même importance, de même intérêt, et l’on pourrait ajouter de même signification.


V

Les Mémoires d’Outre-Tombe ont déçu l’attente des contemporains, et commencent à peine à nous apparaître sous leur jour véritable. Gœthe a eu plus de chance : publiée au plus beau moment de sa carrière, son autobiographie fut accueillie par un concert d’éloges. Seules, les revues à tendances religieuses introduisirent quelques réserves : encore se plaisaient-elles à saluer en l’œuvre nouvelle de l’illustre écrivain « le meilleur produit de sa muse[1]. » Le livre et l’homme planaient au-dessus de la critique, dans un rayonnement, et l’on ne savait qu’admirer davantage de la grâce, de la fraîcheur, du sens et du charme des aventures racontées, ou du talent du narrateur. Les autres ouvrages de Goethe, tirés déjà de lui-même, pâlissaient devant celui-ci. On comprenait mieux qu’il avait été Werther, Clavijo, Tasse, Wilhelm Meister, Faust, mais il paraissait, comme être réel, supérieur même à ses fictions. Pareillement, les figures dont il s’entourait semblaient revêtir, dans leur réalité embellie, une poésie nouvelle, plus complète, plus irrésistible que celle dont il les avait parées sous leurs noms d’emprunt. Le titre du livre surpassait ses promesses : la vérité et la poésie, amalgamées avec une habileté prestigieuse, formaient comme une réalité suprême, où se réunissaient la simplicité de la vie et la beauté de la fiction. Et de ce mélange sortait un homme qui, quelque grand que fût le poète, paraissait encore plus grand, un homme dressé sur sa propre histoire comme une statue sur un haut piédestal. Il dépassait les proportions humaines ; ou plutôt, les

  1. Heidelberger Juhrbücher, cité par G. von Lœper.