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siennes étaient si parfaites qu’elles le rapprochaient du divin, sans qu’il perdît cependant sa qualité d’homme. Ayant réalisé son programme : « faire de sa vie un tout harmonieux », il atteignait l’antique conception du demi-dieu. On ne pouvait plus, pour le juger, recourir aux communs critères : le vol de son génie l’avait emporté dans des régions où la pensée ne pouvait plus le suivre que pour l’admirer.

Cette conception de Gœthe, imposée par les Mémoires, a longuement subsisté, et subsiste encore, non pas seulement dans les petits cercles fanatisés qui vouent un culte à ses encriers et compulsent ses carnets de ménage, mais dans des cercles plus larges, où l’on rencontre des esprits distingués ou supérieurs. On les retrouverait sans peine à l’origine de quelques-unes des doctrines les plus répandues dans les milieux littéraires de l’heure actuelle : ainsi, elle a des attaches évidentes avec « l’intellectualisme », tel que le conçut M. Paul Bourget, pendant la première partie de sa vie littéraire, comme avec la théorie de la « culture du moi » que professe M. Maurice Barrès. On ne pourrait dire, sans excès, qu’elle est la base d’une religion ou la quintessence d’un dogme. Mais elle a servi à former un certain état d’esprit, auquel tendent certaines intelligences d’élite, et qu’on peut bien appeler le gœthéisme.

Qu’est-ce, au juste, que le gœthéisme ? Une doctrine difficile à définir, parce qu’elle repousse tout dogmatisme par trop brutal et appelle beaucoup de nuances. Essayons d’en marquer quelques traits.

Le gœthéen est avant tout intelligent, ou, si l’on permet l’emploi de ce mot nouveau, dont le sens est plus précis, compréhensif : je veux dire par là que son intelligence embrasse les objets où elle s’applique plutôt qu’elle ne les pénètre. S’INTERESSER A TOUTES CHOSES, telle est bien la leçon que le maître donne à ses fervens : voyez ses premières études, partagées entre les lettres, le droit, les sciences, le dessin ; ses collections si disparates, ses lettres qui trahissent tant de préoccupations diverses. On pourrait ajouter, pour compléter : s’intéresser à toutes choses AVEC LE PARTI PRIS D’EN TIRER QUELQUE PLAISIR. Ce n’est point l’amour de l’étude ni le souci des résultats qui inspirait et guidait l’infatigable chercheur : c’était la jouissance personnelle que lui valait son effort. D’autres, parmi ses contemporains, ont contribué à préparer le large mouvement scientifique qui a emporté ce siècle, ont répandu le goût du travail pénible, patient et complet. Il est bien, lui, le père de ce dilettantisme que M. Bourget définit si justement « une disposition de l’esprit, très intelligente à la fois et