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autour de soi, on dirait voir des flammes léchant du charbon[1]. » A tout instant la nature vient ainsi prendre, dans les récits des officiers eux-mêmes, la place réservée autrefois aux héros et la beauté de son œuvre pacifique fait pâlir la beauté des œuvres de destruction. Ses lumières du matin brillent plus que les feux de salves ; ses nuages planent longtemps après que les fumées du canon se sont dissipées. — Chez les peintres de la guerre de 1870, l’impression sera la même, mais centuplée par l’éducation que nous a donnée notre récente école de paysage. Regardez, dans la grande galerie de Versailles, quel est, de tous ces champs de bataille, celui qui donne le plus profondément l’idée de la nature : c’est le Combat de la Plâtrière, d’Alphonse de Neuville. Dans la plupart de ses autres toiles : le Courrier intercepté, De Montbéliard à Strasbourg, A la recherche d’un gué, le Combat sur une voie ferrée, comme dans celles de Détaille : En retraite, la Colonne Vincendon en Tunisie, les Prisonniers, le paysage envahit et occupe les deux tiers, parfois les trois quarts de la composition. Les bois, les champs, les coteaux, les eaux fuyantes, les brumes, tout le décor où s’agite l’homme nous pénètre et nous émeut plus que ce qu’y fait l’homme même. Le stratège du XIXe siècle, fût-il M. de Moltke, ne peut plus considérer un paysage comme un simple terrain de manœuvres : malgré lui, une poésie s’en dégage qui, un instant, lui fait oublier tout le reste : « Le séjour de Creisau doit être fort agréable, écrit-il, de Ferrières, le 21 septembre 1870, à présent où l’automne donne aux feuilles des arbres leurs teintes rouges et dorées. Les pluies que vous avez eues il y a quelque temps auront été très favorables aux gazons et aux plantations d’arbres, et j’espère que la verdure sera bien fraîche tout autour de la chapelle… », et le 4 mars 1871 : « Les arbustes se couvrent de feuilles et je crois que dans une quinzaine, les cerisiers pourraient peut-être bien fleurir[2]… »

Nous ne savons ce qu’il est advenu des cerisiers de M. de Moltke, mais ce qui fleurira sûrement dans les âmes des hommes de guerre de l’avenir, c’est ce sentiment que nos conquêtes sont peu de chose auprès des prodiges de la nature et nos agitations au prix de sa sérénité. Elle est la grande charmeresse des âmes contemporaines ; dans les images que nos peintres nous font de la guerre, elle envahit, elle absorbe, elle résorbe tout. A mesure que le paysage augmente d’importance dans le tableau de batailles, voici que les splendeurs de l’uniforme, l’héroïsme des gestes, le théâtral des attitudes, tout ce qui faisait la beauté des

  1. Général du Barail, Mes Souvenirs.
  2. Comte de Moltke, Lettres à sa mère, édition française, par E. Jaeglé.