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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/656

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troisième, il n’y a plus ni jugement ni exécution, Goethe ayant sans doute reconnu la violence excessive et la valeur banale de telles scènes. Et tout cela est remplacé par une scène de remords et de terreur, tout aussi romantique et shakspearienne si l’on veut, bien qu’un peu moins invraisemblable et composée :


ADELAÏDE, seule. — Heureux enfant ! pressé par le sort le plus terrible, tu joues encore ! Le mouvement puissant des flots se tourne en écume, l’activité puissante de la jeunesse se tourne en jeu. Je veux te suivre : ma forme blanche, comme un esprit, regardera vers toi du haut de ces murailles. Je le vois, oh ! si distinctement ! sur son cheval blanc : la lumière du jour l’entoure, et les mouvantes ombres aiguës l’accompagnent ! Il s’arrête ; il déploie le voile : sait-il que je lui fais signe ? Il veut continuer ! Il hésite encore ! Marche donc, adolescent ! marche à ton triste but ! C’est étrange, ce noir passant qui vient à sa rencontre. Une forme sombre et noire de moine s’avance. Ils se rencontrent. S’arrêteront-ils ? se parleront-ils ? Ils passent à côté l’un de l’autre sans avoir l’air de se voir ! Chacun suit sa route. Franz descend, et, je ne me trompe pas, le moine monte vers le château ! Pourquoi un frisson d’effroi pénètre-t-il mes moelles ? N’est-ce pas un de ces moines dont j’ai vu des milliers de nuit et de jour ? Pourquoi celui-là me ferait-il peur ? Il marche toujours, lentement, très lentement. Je le vois distinctement, sa forme, ses mouvemens. (On sonne.) Le portier doit garder les portes fermées, et ne laisser entrer personne avant le jour, qui que ce puisse être. (A la fenêtre.) Je ne le vois plus. A-t-il pris le sentier ? (On sonne.) On examine sans doute les petites portes de derrière, si elles sont bien verrouillées et fermées… Murs, châteaux, liens et verrous, quel bienfait pour ceux qui ont peur, qui s’angoissent ! Et pourquoi est-ce que je m’angoisse ? L’horreur s’approche-t-elle de moi qu’on accomplit au loin, sur mon ordre ? Est-ce là le crime qui me met devant les yeux l’image d’une sombre vengeance ? Non, non : c’était un être réel, étrange, inconnu ! Si c’était un jeu de mon imagination, je devrais le voir ici aussi. (Une forme noire voilée, tenant une corde et un poignard, entre, menaçante, par une porte de derrière, et s’avance vers Adélaïde, placée de telle manière qu’elle ne peut pas voir cette apparition effrayante de ses yeux physiques ; en effet, elle regarde plutôt du côté opposé.) Mais là-bas, là-bas, il y a une ombre ! Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est que cette tache obscure qui passe sur le mur ? Malheur, malheur à moi ! je suis folle ! Domine-toi, remets-toi ! (Elle ferme un instant les yeux, puis retire ses mains et regarde dans la direction opposée.) Voici qu’elle plane ici, voici qu’elle se traîne là. Lance-toi sur elle ! Mais elle disparaît. Va-t’en, vision de ma folie ! Elle fuit, elle s’éloigne ! Ainsi veux-je te persécuter, te pourchasser ! (Tout en repoussant l’image, elle aperçoit tout à coup la figure réelle qui traverse la chambre à coucher. Elle pousse un cri et se jette sur la sonnette.) Des lumières, des lumières, des flambeaux ! Tout le monde ici ! Encore des flambeaux ! Que la nuit qui m’environne devienne le jour ! Sonnez l’alarme ! que chacun coure aux armes ! (On entend sonner.) Inspectez cette chambre ! Elle n’a point d’autre issue. Trouvez-le, enchaînez-le. — Pourquoi tremblez-vous ? Un criminel est caché ici. (Quelques soldats s’éloignent.) Vous autres, entourez-moi. Tirez vos épées ! Sortez vos hallebardes !… A présent, je suis plus calme. Restez tranquilles. Attendez. Soutenez-moi, mes chères amies ! Ne me laissez pas tomber ! Mes genoux chancellent. (On lui offre un siège.) Approchez-vous, défenseurs ! Entourez-moi, veillez sur moi. Qu’aucun de vous ne bouge d’ici jusqu’au plein jour !