Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/657

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
V

De tels remaniemens dépassent de beaucoup l’importance et la signification des retouches habituelles. On est en tout cas fondé à en conclure que l’auteur, pris de doutes sur son œuvre, n’en ignorait point les imperfections : il trouvait plus facile de les reconnaître que de les corriger. C’est qu’il ne s’agissait pas de détails d’exécution, mais d’un vice plus grave, d’un vice inhérent à la conception même de la pièce, qu’il nous faut signaler.

Un des reproches que la critique a le plus souvent adressés à Gœtz de Berlichingen, c’est de manquer d’unité. Or, en prenant ce mot dans son sens le plus classique, les apologistes de Gœthe n’ont guère eu de peine à montrer que ce reproche n’avait point déraison d’être. Il est évident, en effet, que Gœthe n’a point voulu que son œuvre soit une à la façon d’une tragédie de Racine ou même de Corneille : d’autant moins que l’idée qu’on se fait de l’unité n’est pas la même sous les diverses latitudes, pour un Allemand et pour un Latin, pour un Anglais et pour un Français. Mais il y a une unité supérieure aux trois unités d’Aristote, et plus indispensable, quelle que soit la race du poète et de son public : c’est celle que je voudrais appeler pour un instant l’unité d’intention. Or celle-ci manque complètement à la première œuvre de Goethe, par le fait même de la diversité des élémens dont elle est composée. Il n’y a pas d’accord possible, pas d’harmonie, entre les sentimens contradictoires dont le poète s’inspire, les uns contemporains, et jaillissant, pour ainsi dire, d’une source naturelle, les autres laborieusement empruntés à l’histoire, d’autres encore tout artificiels, procréés au hasard des soubresauts d’une imagination de vingt-deux ans. Le poète se trouve pris entre le besoin qu’il a de s’exprimer lui-même à travers des personnages historique et sa ferme volonté de respecter les données authentiques qu’il croit posséder. La figure d’Adélaïde, produit capricieux de sa fantaisie, achève de bouleverser l’équilibre plus ou moins solide qu’il avait cru établir dans le premier acte ; en sorte que le résultat final de ses efforts n’est autre que le triomphe de l’incohérence.

S’il était nécessaire de plaider les circonstances atténuantes, on pourrait rappeler que Gœthe, lorsqu’il acheva sa première version, — laquelle demeure, malgré tout, la plus importante, — atteignait à peine sa vingt-deuxième année ; qu’entre sa première et sa seconde rédaction, il commit l’imprudence de demander le conseil de ses amis, dont il reçut, comme toujours, des avis