inconciliables, allant du blâme catégorique (Herder) à l’enthousiasme absolu ; que sa troisième version ne fut en réalité qu’une tentative malheureuse pour rendre possible la représentation d’une œuvre qu’à l’origine il ne destinait point à la scène ; qu’au moment où il composa Gœtz, le théâtre allemand ne lui offrait aucun modèle, les pièces de Lessing se rapprochant encore trop, pour son goût d’alors, du « genre classique », et la meilleure pièce « romantique » existant alors, l’Ugolin de Gerstenberg, étant bien loin d’être un chef-d’œuvre ; enfin que, tout imprégné de Shakspeare, tout rempli de théories absolues comme on l’est volontiers à son âge, il ne se trouvait point en état de dégager encore sa personnalité. Mais ce plaidoyer n’aurait pas sa raison d’être, car Gœtz de Berlichingen, tel qu’il était, obtint, en somme l’accueil le plus favorable, voisin de l’enthousiasme. Il souleva — ce qui ne fut point pour déplaire à son auteur — quelque colère parmi les « classiques ». Un critique, qui n’était autre que le roi de Prusse, le condamna vertement : « On peut pardonner à Shakspeare des écarts bizarres, dit en effet Frédéric II dans son petit écrit intitulé : De la littérature française ; car la naissance des arts n’est jamais le point de leur maturité. Mais voilà encore un Gœtz de Berlichingen qui paraît sur la scène, imitation détestable de ces mauvaises pièces anglaises, et le public applaudit et demande avec enthousiasme la répétition de ces dégoûtantes platitudes. » Mais on sait que Frédéric n’était pas « dans le mouvement », du moins en littérature. Par une contradiction qu’on a souvent relevée, le prince qui travaillait alors à préparer l’avenir politique de l’Allemagne ne comprenait point le parti qu’il aurait pu tirer des aspirations « nationalistes » éparses autour de lui ; d’ailleurs, outre la forme déréglée de Gœtz, il ne pouvait qu’en désapprouver les tendances libertaires, lui dont on sait le goût pour les gouvernemens solides ; et comment l’ami de Voltaire, pénétré des doctrines de son siècle, eût-il pu goûter ce moyen âge idéaliste, de morale austère, et, en somme, chrétienne ? En revanche, l’œuvre nouvelle parut une révélation aux « vieux allemands » de la suite de Klopstock, aux « hommes libres », fanatiques de Rousseau ou disciples de Herder (qui, lui, faisait ses réserves), aux jeunes poètes du Hainbund groupés autour de Bürger et de Vosz : à tel point que plusieurs d’entre eux, parmi les plus considérables, Lavater, Stilling, Klopstock lui-même, tinrent à honneur de féliciter le jeune poète et d’entrer en relations personnelles avec lui. Le public suivit ce mouvement : mise en vente au prix de douze groschen, la pièce reçut un tel accueil que, dès 1774, l’acteur Karle, de Berlin,
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