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ses répugnances, sur les influences diverses qu’il a subies. Il en est d’autres, et malheureusement ce sont les plus nombreux, auxquels M. Masson me paraît attacher une importance exagérée. Les cahiers où le jeune officier consignait les extraits de ses lectures sont pour la plupart fort insipides. Tel adolescent, qui ne gagnera jamais la bataille d’Iéna, met plus du sien dans ses copies. Cependant il lui arriva un jour de mêler à ses extraits de l’histoire grecque de Rollin des considérations sur les rois, que Rollin n’eût point signées : « Le premier roi, écrivait-il à l’âge de dix-neuf ans, est toujours le premier homme de son peuple… Son autorité a toujours été plus absolue que celle de ses successeurs, jusqu’à ce que la corruption introduisant dans le gouvernement la religion prêchée par des hommes vendus, ait enfin fait oublier aux hommes leur dignité et les causes premières de l’institution de tout gouvernement. Alors le despotisme élève sa tête hideuse et l’homme dégradé, perdant sa liberté et son énergie, ne sent plus en lui que des goûts dépravés. »

Il nous importe aussi de savoir qu’en 1788, à Auxonne, il se proposait d’écrire une dissertation sur l’autorité royale et d’établir « qu’il n’y a que fort peu de rois qui n’eussent pas mérité d’être détrônés. » Mais en général il ne fait que transcrire ses auteurs, il est avare de ses réflexions personnelles, et quand il nous apprend que Cécrops fut le premier roi d’Athènes, que Milon mangea un bœuf de quatre ans, qu’Alcibiade avait un chien qui coûtait 3 500 livres, ou que les éphores mirent à l’amende le père d’Agésilas pour avoir épousé une petite femme qui n’était propre qu’à enfanter des roitelets, quelque bonne volonté que nous y mettions, il ne nous apprend rien sur lui-même. Je regrette que M. Masson n’ait pas pratiqué quelques coupes sombres dans ces cahiers d’écolier ; que par une superstition d’éditeur, il n’ait pas dégagé de tout fatras les documens précieux que contiennent ses deux volumes in-octavo. Aujourd’hui tout le monde sait lire, et jamais il n’y eut moins de vrais lecteurs ; jamais cette grosse gourmandise de l’esprit, qui avale et digère tout, ne fut plus rare. De toutes les notes que Napoléon tira de la Géographie de Lacroix, une seule méritait d’être religieusement transcrite. C’est la dernière, qui est ainsi conçue : « Sainte-Hélène, petite île. »

Il est des hommes de génie dont la croissance semble "aussi facile que prompte ; ils ont eu de bonne heure l’instinct de leur destinée, et tout les a préparés à la remplir. Il en est d’autres qui, avant de se trouver, ont dû se chercher longtemps. Napoléon, qui, dans l’espace de quelques années, a joui de plusieurs siècles de vie, est assurément un des génies les plus précoces qui aient étonné le monde par leurs prospérités et leurs malheurs, et cependant il a mis du temps à se connaître ; avant d’entrer au port, il a beaucoup erré ; il est revenu de très loin.