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Qu’il ait été, à sa manière, sincèrement et passionnément patriote, soit ! Si sa dictature a coûté à son pays du sang et des larmes, elle a contribué à assurer son indépendance. La Bulgarie est maintenant hors de tutelle. Certaines choses qu’on a pu croire possibles autrefois ne le sont certainement plus, et personne n’essaierait de les renouveler. Plus tard, lorsque des souvenirs cruels se seront effacés, on rendra peut-être plus volontiers justice à M. Stamboulof ; mais on dira aussi que, dans les procédés qu’il a employés, il a dépassé toute mesure, et que, s’il était resté plus longtemps au pouvoir, il aurait définitivement compromis sa cause par l’exagération qu’il mettait à la défendre. Convaincu que l’ingratitude est le premier devoir d’une nation jeune qui aspire à l’indépendance, et que ses amis de la veille ont nécessairement la prétention de devenir ses maîtres du lendemain, il voyait dans la Russie le principal, l’unique obstacle au libre développement de la Bulgarie. Plus les services rendus avaient été grands, plus le danger lui semblait menaçant. Toute sa politique a consisté non seulement à rompre avec la Russie, mais à creuser entre elle et lui un de ces fossés que rien ne peut plus combler. Il semblait craindre de n’avoir jamais accumulé assez de griefs entre les deux pays. Tous ceux qui étaient suspects à ses yeux de tendances russophiles étaient ses ennemis personnels, et il les supprimait. Il a déployé dans cette lutte une vigueur farouche que rien ne lassait, qu’aucun scrupule n’embarrassait. Il a multiplié les assassinats juridiques. Pourtant, quelque jalouse que fût son ardeur particulariste, il sentait bien que la Bulgarie ne pouvait pas encore se protéger elle-même, et qu’elle avait besoin, pour assurer sa sécurité, de trouver quelque concours au dehors. Il n’avait pas l’embarras du choix. L’histoire des petits royaumes, des petites principautés balkaniques, est remplie tout entière par la lutte d’influence de la Russie et de l’Autriche : c’est tantôt celle-ci qui l’emporte et tantôt celle-là, mais c’est toujours l’une des deux. M. Stamboulof s’est tourné du côté de l’Autriche, derrière laquelle il apercevait le fantôme gigantesque et rassurant de la Triple Alliance. Son patriotisme a abouti à faire de lui le chef et presque l’inventeur du parti autrichien bulgare. Il a cru trouver dans cette politique la force qui lui manquait par ailleurs. D’autre part, la bienveillance de l’Autriche, qui, n’ayant rien fait pour la Bulgarie, devait se montrer moins exigeante que la Russie, lui apparaissait moins à craindre que la tutelle de celle-ci. Ces vues étaient en partie justes, et un politicien habile, souple, avisé, un homme d’État véritable, propre à tous les ménagemens qu’exige une situation délicate, aurait pu, en profitant de l’opposition d’intérêt des deux puissances, s’appuyer tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre, et assurer entre elles l’indépendance de son pays. Mais M. Stamboulof n’a pas été cet homme d’État. Dès le premier jour, il s’est laissé envahir par un sentiment fort peu politique, l’aversion, la haine de la Russie. Il avait