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ment bulgare a donné à entendre à M. Stamboulof qu’il ferait bien de quitter pour quelque temps le pays : il s’y est refusé. Cette année, il a demandé lui-même l’autorisation d’aller aux eaux de Carlsbad : le gouvernement ne la lui a pas accordée. Une lourde responsabilité pèse donc sur le ministère, car son refus entraînait pour lui une obligation encore plus étroite de veiller sur un homme dont il avait fait en quelque sorte son prisonnier. M. Stamboulof ne disait pas, comme Sylla : « J’ai un nom, » ou plutôt il croyait que son nom devait attirer sur lui les poignards au lieu de les en détourner : l’infortuné ne se trompait pas.

Il faut donc reprocher au gouvernement bulgare de la négligence et de l’incurie, mais rien n’autorise à aller plus loin. On l’a fait pourtant. On a dit, en termes à peu près formels, que le gouvernement avait été complice du crime ; on a insinué, par un retour de modération ou de bon sens, que, s’il ne l’avait pas suggéré lui-même, il avait d’avance connu le projet et ne s’était pas opposé à son exécution. En tout état de cause, il regarderait la disparition de M. Stamboulof comme un bon débarras. De telles suppositions sont odieuses lorsqu’elles ne reposent sur aucune preuve ni commencement de preuve, et c’est ici le cas. Quand même le passé du prince Ferdinand et celui de M. Stoïlof ne protesteraient pas contre le rôle qu’on leur attribue, leur intérêt les aurait certainement détournés de toute connivence criminelle, car ils n’avaient en ce moment rien à craindre de M. Stamboulof, et leur principale préoccupation devait être de donner à l’Europe l’impression que leur gouvernement était humain et fort. Qu’il soit humain, nous n’en doutons pas : le prince Ferdinand n’a jamais signé que contraint et forcé les ordres de mort que M. Stamboulof exigeait de lui, et les exécutions ont cessé après l’arrivée de M. Stoïlof au pouvoir ; mais que ce gouvernement soit fort, il lui reste à en faire la preuve. La faiblesse de la police au moment de l’assassinat, son impuissance depuis à trouver les assassins, inspirent des doutes à cet égard. Quant au péril que M. Stamboulof pouvait faire courir au gouvernement, il était nul. L’attitude de la foule pendant les funérailles et les sentimens qui s’expriment tout haut dans les cercles de Sofia, dans les journaux, dans les rues, montrent que l’opinion générale était hostile à la victime. Les souvenirs qu’avait laissés sa dictature sont de ceux qui poussent à toutes les vengeances privées, et cela est vrai surtout chez un peuple qui, malgré des qualités très sérieuses, n’est encore qu’imparfaitement civilisé et dont l’énergie première n’a rien perdu de sa rudesse. On peut en juger par M. Stamboulof lui-même : supérieur par l’intelligence et par la volonté à la plupart de ses compatriotes, il a incarné en lui ce que leurs passions ont encore de violent, parfois de féroce. Il a été un type bulgare à l’état brut. C’est là qu’il faut chercher l’explication de sa mort tragique.