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gueil blessé du disciple en fut la cause première et secrète[1].

Le nouveau livre de Nietzsche était un recueil d’aphorismes et de morceaux détachés, avec ce titre bizarre : Choses humaines, par trop humaines. Il ne fallait pas une grande perspicacité pour y reconnaître le contre-coup des déceptions personnelles de l’écrivain. R. Wagner n’y était point nommé, mais il y était beaucoup question de la vanité du génie, de l’art et de toute chose en général. Un scepticisme écœurant succédait au noble enthousiasme des ouvrages précédens. Ce qui surprenait davantage encore c’était la volte-face complète du penseur. Rien ne trouvait plus grâce devant lui. Il prenait le contre-pied de toutes ses théories ; il foulait aux pieds ses idées les plus chères. Mme  Salomé dit que Nietzsche avait besoin de s’affranchir de Wagner pour devenir complètement lui-même. Oui, sans doute. Mais de là à l’injustice et à l’ingratitude envers l’homme auquel il devait la plus grande révélation de sa vie, il y a loin. D’ailleurs il commettait une chose plus grave : il s’armait en guerre contre son propre idéal. Comme un homme qui croit avoir été dupe, il s’acharnait contre toutes ses anciennes idoles, l’art, la poésie, la métaphysique, le génie, l’amour, la sympathie humaine, la morale, l’homme, l’humanité. Tout y passait, il ne laissait rien debout. Avec cela il se posait lui-même en renonciateur et en héros au nom de la vérité, et le croyait sincèrement, alors qu’il n’était au fond qu’un destructeur exaspéré par le poison subtil de l’orgueil intellectuel. Cette passion, plus pernicieuse que toutes les erreurs des sens, qui consume la vie de l’âme à sa source, devait le pousser de sophisme en sophisme jusqu’au plus effroyable de tous les châtimens.

Ah ! s’il n’eût bafoué que des personnes humaines, la redoutable Némésis, cette logique infaillible des choses, le choc en retour des forces projetées, l’eût frappé moins durement. Mais, dans sa rage iconoclaste, il s’en prenait aux choses saintes par excellence : aux idées génératrices de la vie. Il faisait crouler des montagnes devant ce qu’il appelait lui-même : le chemin des Mères ! — À la place des vérités éternelles, il ne veut plus

  1. Mme  Salomé raconte qu’en 1882 elle se trouvait à Bayreuth lors de la représentation de Parsifal, et qu’une amie commune de Nietzsche et de Wagner, Mlle  Malvida de Meysenbug, l’auteur distingué des Mémoires d’une idéaliste, beau livre justement célèbre en Allemagne, crut pouvoir tenter, de son propre mouvement, une réconciliation, en proposant à Wagner une entrevue avec son ancien disciple. C’était vraiment trop espérer du caractère de ces deux hommes. Au seul nom de Nietzsche, Wagner bondit, défendit à son amie de jamais répéter ce nom en sa présence, et sortit de la chambre hors de lui. — D’autre part, Mme  Salomé nous apprend que Nietzsche, qui avait provoqué la rupture et voué à Wagner une haine venimeuse dont ses écrits montrent les traces, souffrait néanmoins de la perte de cette amitié jusqu’à verser des larmes en parlant des momens heureux passés avec son ancien maître.