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noir serpent de l’éternité matérielle le mord et l’étoufle[1].

À partir de ce moment, Zarathoustra a sa pensée de derrière la tête. Elle le tenaille et le paralyse. Son harmonie intérieure est détruite ; dès lors il ne perçoit plus l’harmonie de l’univers. Il a voulu renverser la hiérarchie des forces dans le monde ; voici qu’elle se renverse en lui-même et lui fait perdre la raison. Le vertige le prend et l’ahîme l’attire. Il pressent sa folie avec horreur. Mais jusqu’au hout l’orgueil lui fera illusion. Il se persuadera que de son propre effondrement va sortir « l’homme surhumain. » La fin du poème porte déjà les traces visibles de la folie et de l’hallucination. Zarathoustra a ramassé aux confins de son royaume quelques hommes supérieurs qui représentent ce qu’il y a de plus distingué dans la société actuelle. Parmi eux se trouvent deux rois dégoûtés de leur métier, un pape sans emploi, le mauvais magicien et quelques autres originaux. Il les convie tous à un banquet dans sa grotte. Ce repas agreste, assaisonné des sentences caustiques du maître, semble à la fois une parodie du banquet de Platon et de la Cène du Christ. On y déguste un agneau apporté par l’aigle familier en mémoire de ce que « les faibles ne sont bons qu’à être mangés. » Le prophète, s’étant éloigné un instant pour prendre l’air, retrouve ses hôtes en prière devant un âne qu’ils encensent faute d’un autre dieu. Zarathoustra comprend alors que ces gens prétendus supérieurs, qui ont malgré tout besoin d’adorer quelque chose et de diviniser quelqu’un, fût-ce un âne, sont indignes de sa grande pensée. Il lui faut des forts qui ne craignent rien et ne se courbent pas. À ce moment, Zarathoustra voit un superbe lion couché à ses pieds. Ce lion formidable est un lion qui rit. Terrible aux autres, il est doux à son maître et lui lèche amicalement les mains. Il se dresse et mugit. Aussitôt tous les hôtes de la grotte s’enfuient épouvantés et descendent la montagnes à toutes jambes. Le prophète comprend alors que « sa pitié pour les hommes supérieurs a été son dernier péché. » Mais il déclare que « ses vrais enfans vont venir « et rayonne « comme un soleil levant. »

Telle la conclusion de ce poème fameux et de l’évangile anarchique de Nietzsche. La folie complète était proche. Ce qu’il y a de tragique et de vraiment saisissant dans l’histoire de cet homme c’est que l’apothéose de son héros imaginaire fut le signal de sa propre défaite. La figure de Zarathoustra, spectre grandi de lui-même, fut la dernière hallucination par laquelle il voulut se

  1. Mme  Salomé raconte que, dans les deux années qui précédèrent l’éclipse totale de son intelligence, Nietzsche était absolument hanté par cette idée du retour éternel des choses. La première fois qu’il lui en parla, ce fut à voix basse, avec tous les signes de la terreur la plus profonde.