cacher l’inévitable abîme, mais qui l’y mena d’autant plus sûrement. Veut-on jeter un coup d’œil dans le drame intérieur qui se joue derrière le poème ? Veut-on voir le visage de l’homme sous le masque du héros, et tout ce qu’il y a de désespoir sous ce triomphe apparent ? Qu’on lise son avant-dernier écrit intitulé : Dithyrambe de Dionysos. On y trouvera le passage suivant : « Maintenant, seul avec toi, double dans mon propre savoir, entre cent miroirs, faux devant toi-même, incertain entre mille souvenirs, fatigue de chaque blessure, refroidi de tous les givres, égorgé dans mes propres filets, connaisseur et bourreau de moi-même ! malade qui meurt d’un venin de serpent, prisonnier qui a reçu le lot le plus dur, je travaille courbé dans mon propre puits, enfermé dans mon propre moi comme dans une caverne, je me creuse moi-même et je suis ma propre tombe, impuissant, raide, un cadavre. » Cette entière confession montre assez ce que cet orgueil forcené renferme de misère cachée et à quelles ténèbres aboutissent les plus hardis mineurs de la pensée lorsqu’ils ont éteint en eux-mêmes la lumière de la sympathie.
Au cours de cette étude j’ai fait ressortir les extraordinaires qualités de Nietzsche, afin que l’on mesure la profondeur de sa chute à la hauteur de son esprit.
Écrivain de premier ordre, moraliste pénétrant, penseur
profond, satyrique génial, poète puissant à ses heures, ses dons
merveilleux semblaient l’appeler à être un réformateur bienfaisant
de la pensée pour sa génération. Tout a été englouti dans la
pléthore du moi et dans la folie furieuse de l’athéisme. Voilà
pourtant celui qu’une fraction de la jeunesse se propose pour modèle
et que des esprits légers citent journellement comme le prophète
de l’avenir ! S’ils ne reculent pas devant ses conclusions, qu’ils
apprennent du moins par son exemple où peuvent mener certaines
pratiques intellectuelles. L’histoire des idées morales de notre
temps accordera sans doute à Nietzsche la grandeur tragique d’un
homme qui a eu le courage d’aller jusqu’au bout de son idée, et
qui a donné, par son suicide spirituel, la plus éclatante
démonstration de son erreur. Quant à Zarathoustra, il mérite de rester
dans la littérature comme un monument unique, puisqu’il nous
révèle l’âme de l’athée jusqu’au fond. On ne peut que plaindre
ceux qui y chercheront une philosophie. C’est un magnifique
sépulcre sculpté en marbre, mais un sépulcre qui recouvre — le
néant.