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l’arithmétique, un peu d’histoire et de géographie ; avec cela force « leçons de choses ». Et après ? Tout homme qui sait lire est un homme sauvé : soit, puisqu’on nous l’affirme ; mais tout homme qui saura lire saura-t-il choisir un hon député ? Quel rapport nécessaire y a-t-il entre savoir lire et savoir voter ? Bien peu de personnes s’en sont embarrassées, et l’on a eu tôt fait de les traiter d ! « ignorantins », d’ « obscurantistes » ou, ce qui dit tout, de « réactionnaires ». On est parti bravement, et généreusement, en campagne. Nous avons découvert et expérimenté une folie nouvelle, la folie scolaire. Qui niera qu’il y eût des maisons d’école à bâtir et des communes à pourvoir de maîtres d’école ? Mais pourquoi cette architecture ? et pourquoi cette apothéose ? Des monumens, partout des monumens ! L’État aidera les communes à jeter l’argent par les fenêtres, pourvu que les fenêtres aient des sculptures, et toujours plus de frontons et toujours plus de devises ! Au sommet, en plein ciel, l’instituteur transfiguré, versant sur le pays des torrens de lumière. Ce n’est plus l’humble fonctionnaire, dont l’utile et modeste office était de faire épeler les enfans. C’est une espèce d’apôtre. L’instituteur primaire, c’est l’Homme qui forme l’homme et le Citoyen qui prépare le citoyen.

Afin de l’aider dans sa tâche, on l’a muni d’un vade-mecum ou d’un guide, d’un manuel d’instruction morale et civique. L’instruction primaire, en général, c’était bien ; mais un enseignement spécial, moral et civique, c’est mieux. Des hommes politiques considérables et les plus populaires de nos professeurs se sont mis à en fabriquer à l’envi, de ces petits traités, qui devaient porter au loin la saine doctrine. Au fond des Landes ou de la Basse-Bretagne, il n’y aurait plus désormais un seul paysan qui ne sût par cœur tous les articles de la Déclaration des droits, chef-d’œuvre de l’esprit humain ! Nous avions déjà des soldats de sept ans : nous allions maintenant avoir des citoyens de sept ans, ferrés sur la théorie du scrutin non moins que sur le maniement du fusil. Et peut-être les avons-nous eus, peut-être bien les avons-nous, ces bataillons de jeunes citoyens. A sept ans, ils sont de première force et réciteraient leur manuel, comme le parfait taleb récite le Koran, de bas en haut et de haut en bas, de droite à gauche et de gauche à droite, à l’endroit et au rebours, par la fin et le commencement.

Pendant que le maître les tient en classe, c’est merveilleux : avez-vous lu leurs rédactions ? Mais, à treize ans, les parens les reprennent, et ils s’en vont à l’atelier ou à la charrue. A vingt et un ans, quand ils atteignent l’âge électoral, de toutes les notions plus ou moins abstraites dont on leur avait gavé la mémoire, il ne reste rien, que des bribes et des mots naufragés, qui flottent…