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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/854

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autant que le sentiment bien légitime de la dignité de leur race les portaient à cacher ce déshonneur. En conséquence, toutes leurs prescriptions tendent à assurer le secret. Les deux coupables sont enfermés et lorsque, plus tard, Anne de Saxe est rendue à sa famille, celle-ci la croit ou, du moins, la dit innocente du crime dont on l’accuse, sa faute n’ayant pas été constatée juridiquement. Quant à son complice, s’il n’est pas sur-le-champ mis à mort, c’est pour éviter le bruit que causerait son exécution et l’effet d’un débat public. Après deux ans de rigoureuse captivité, lorsqu’il obtient d’être interné à Siegen, c’est sous la condition expresse qu’il ne se montrera jamais dans la ville et, qu’il évitera avec soin toutes les occasions de rappeler un souvenir néfaste.

Ces dispositions s’accordent naturellement avec celles du ménage Rubens. Dès la première lettre qu’écrit le prisonnier, il recommande de ne pas ébruiter l’affaire, de la tenir absolument cachée. Instruite par lui, sa noble femme non seulement lui pardonne du fond du cœur, mais elle le supplie de ne plus jamais parler de torts qu’elle veut oublier elle-même. Elle sent tout l’intérêt qu’il y a pour eux à ne pas indisposer les membres d’une famille puissante et justement irritée ; elle ne s’ouvre même pas à ses proches de la vérité ; pour eux, comme pour tout le monde, son mari est la victime des événemens politiques. Elle s’efforce de vivre ignorée et, comme elle le dit, « de nourrir les siens sans scandale. » Avec une persévérance stoïque, elle poursuit son projet de dérober à tous la faute de son indigne époux. Elle garde jusqu’au bout son secret et, par le seul mensonge qui n’ait pas coûté à sa nature loyale, c’est elle-même qui dans l’inscription de sa tombe à l’église Saint-Pierre parle du bonheur sans nuage qu’elle lui a dû ! Plus tard, elle soutient ce pieux mensonge et, pour ne pas nuire à l’honneur de son nom, ni à l’avenir de ses fils, elle continue à se taire sur cette triste aventure, sur les terribles conséquences qu’elle a eues pour elle. Afin de dépister les malveillans et les curieux, elle compose alors de toutes pièces la légende d’un séjour continu à Cologne où les enfans seraient nés, de la vie paisible et unie que le ménage y aurait menée. Ses deux fils, Philippe et Pierre-Paul, s’appliquent à confirmer cette légende. Eux seuls, d’ailleurs, étaient en situation de la prolonger, car, ainsi que M. Verachter l’a établi par ses consciencieuses recherches[1], Maria Rubens devait survivre à ses cinq autres enfans. Trois d’entre eux, Claire, Henri et Barthélemi, étaient morts avant le départ de Cologne ; Jean, l’aîné, à la date du 24 novembre 1581, se trouvait en Italie depuis plus de trois ans et demi,

  1. Verachter, Généalogie de Pierre-Paul Rubens ; Anvers, 1840.