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minutes avant de mourir. De 1850 à 1860, le home permanent, la maison de Shakspeare, c’est le théâtre de Sadler’s Wells à Islington. Imaginez Corneille exilé aux Bouffes du Nord ou, plus loin, au théâtre de Belleville.

Phelps, qui dirigeait l’entreprise, n’était pas un grand acteur, mais un bon acteur. Il avait, avec le « feu sacré », l’intelligence de certains rôles qui convenaient à sa nature et que, jusque-là, les maîtres de la scène avaient abandonnés à des inférieurs. On dit que son Bottom était un chef-d’œuvre de fatuité bonasse et de bêtise consciencieuse : l’ouvrier affolé, comme il arrive, de choses au-dessus de lui. Dans le Songe d’une nuit d’été, la partie fantastique était représentée derrière un rideau de gaze qui jetait entre l’œil du spectateur et la scène un brouillard léger comme le vague du rêve[1]. Kean et Macready (comme, avant eux, Garrick et Kemble) avaient de leur mieux humanisé Shakspeare ; ils s’étaient appliqués à faire sortir de chacune de ses pièces le mélodrame qui y est contenu. Phelps, il me semble, leur rendait le caractère qui leur appartient aussi et qui est le plus noble, celui de poèmes en action. Ce n’est pas là une idée vulgaire ni un mince mérite chez un interprète de Shakspeare.

Plus tard vint le Français Fechter. Ce même Fechter qui, avec Mme  Doche, faisait pleurer nos mères dans la Dame aux Camélias, ramena Shakspeare en triomphe au Princess et au Lyceum. Il parut médiocre dans Macbeth ; on disait de lui qu’il n’y avait rien de si mauvais que son Othello, ni rien de si bon que son Hamlet. En effet, il mit en lumière un des aspects de ce grand rôle. Le soir de sa dernière représentation, Macready, retirant le manteau de velours d’Hamlet, répéta avec émotion les paroles d’Horatio : « Adieu, cher prince ! » et il ajouta : « Il me semble que c’est maintenant que je comprends tout ce qu’il y avait de tendresse, d’humanité, de poésie dans ce caractère[2]. » Fechter retrouvait quelques-uns de ces traits échappés à ses prédécesseurs. Il répandait de la grâce et de l’élégance sur les parties calmes ou souriantes du rôle, une élégance fine et intellectuelle, comme il convient à un prince qui a passé par l’Université de Wittemberg. Il détaillait avec beaucoup d’esprit et d’art les conseils d’Hamlet aux acteurs, qui sont l’évangile du comédien.

Après Fechter, nouvelle éclipse ; mais éclipse partielle. Les doublures avançaient à l’ancienneté et devenaient premiers rôles. De 1870 à 1875, j’ai vu plusieurs fois Ryder, dont la voix variait de l’orgue au cor de chasse, et notamment, dans Antoine et Cléopâtre, avec miss Wallis, dont ni le profil ni le jeu ne

  1. Henry Morley, Journal of a playgoer.
  2. Henry Irving, The Drama.