Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/877

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

justifiaient le sacrifice d’un empire. Je me rappelle aussi le masque, délicatement tragique, d’Adélaïde Neilson, qui frémissait de passion, des pieds à la tête, hurlait et délirait sans cesser d’être jolie. Elle mourut en doux heures d’un verre de lait bu au Pré-Catelan, et on prétend à Londres qu’un hôtelier inhumain faillit jeter son agonie sur la voie publique.

Celui qui devait restaurer Shakspeare, faire de lui le plus applaudi et le plus vivant des écrivains dramatiques, était au théâtre depuis longtemps ; il était même déjà célèbre ; mais le revival shakspearien auquel nous assistons date du 31 octobre 1874. C’est ce soir-là qu’Henry Irving joua pour la première fois Hamlet au Lyceum.

Il y avait dans la Cité une école de déclamation, fréquentée par les amateurs d’art dramatique, et qu’on appelait the City elocution class. Un certain Henry Thomas la dirigeait d’après un principe tout nouveau, celui de l’enseignement mutuel. Après que chaque élève avait récité son morceau, ses camarades prenaient la parole, critiquaient son débit, signalaient les défauts d’émission ou de prononciation, d’accent ou d’expression ; le maître résumait les avis et décidait. On donnait, de temps à autre, des représentations. C’est là que parut un soir — c’était en 1853 — un étrange et sympathique adolescent. Ses yeux, pleins de flamme et d’intelligence, éclairaient des traits d’une délicatesse féminine. Il portait encore la veste ronde et le grand col blanc, avec de longs cheveux noirs qui couvraient son cou et descendaient jusqu’à ses épaules. Il avait 14 ans et il était employé dans une maison qui faisait le commerce avec les Indes orientales. Sa première enfance s’était écoulée dans un coin solitaire du Somerset, au milieu des marins et des mineurs. La bibliothèque de la maison ne contenait que trois livres, qu’il avait dévorés : la Bible, Don Quichotte et un recueil de vieilles ballades. De ces landes de l’Ouest où l’âme chimérique du Celle a laissé quelque chose de ses rêveries, il avait été, à 11 ans, transporté dans une maison étroite de Londres, en un de ces quartiers du centre où la vie fourmille et s’entasse. Deux années d’école, puis l’apprentissage commercial, l’existence régulière du bureau. Comment, dans ces conditions, la vocation dramatique se déclara-t-elle chez Henry Irving ? Il le dira peut-être un jour et le dira admirablement. Ce qui est certain, c’est que cette vocation, une fois née, ne douta, n’hésita, ne chancela jamais. Nous sommes en présence d’une de ces vies rares qui sont si bien ordonnées, en vue d’un but unique, par une volonté inflexible et sûre d’elle-même, qu’on n’y surprend ni une minute ni un effort perdu.

Le jeune Irving fréquentait le théâtre de Phelps ; un vieil