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elle est une date historique, un événement social. Il est le premier acteur investi de cette quasi-noblesse. Ce qui est pour lui une réalité est une possibilité pour tous les comédiens. Il les élève donc tous en s’élevant au-dessus d’eux.

Oserai-je le dire sans manquer d’égard aux bons et même aux grands comédiens que possède encore notre pays ? Irving me semble le premier dans son art, le leader et le roi de sa profession. Il l’est par la beauté et l’unité de sa vie, par la vigueur splendide de sa vocation, par la variété magnifique de ses dons, par son intelligente sympathie pour tous les autres arts et pour les idées qui sont l’âme de son temps. Et, d’autre part, par la croissance lente et la formation progressive de son talent, par cet esprit d’indépendance et d’initiative étroitement uni au culte du passé, il est une des incarnations de sa race, un des hommes en qui, aujourd’hui, se lisent le plus clairement les caractères du génie anglais. Rien ne lui a manqué, pas même de faire fortune. C’est de quoi il s’est justifié à l’avance, au cas où l’on serait tenté de lui en faire un reproche, par un mot curieux qui achèvera son portrait : « Il faut que le théâtre réussisse comme affaire pour ne pas échouer comme art. » En effet, Shakspeare cesse-t-il d’être Shakspeare parce que, dans les mains d’Irving, il est devenu une mine d’or ?


II

La personnalité d’Irving a si bien rempli les pages précédentes que je n’ai pu y faire place et y rendre justice à ceux et à celles qui, de près ou de loin, l’ont aidé à remettre le colosse debout sur la scène. Et d’abord Ellen Terry, qui n’a pas été seulement une incarnation délicate, touchante et passionnée des héroïnes de Shakspeare, mais qui, plus peut-être que son illustre compagnon, a fait, dans sa suave et pure diction, chauler le rêve du poète. D’Amérique sont venues Mary Anderson, dont les attitudes sculpturales sont dans tous les souvenirs et, tout récemment, cette petite Ada Rehan, qui nous a donné une Rosalinde si moderne et si troublante. Un critique a pu écrire, parlant de cette vogue à laquelle tout a conspiré, que « Shakspeare est, de tous les dramaturges du jour, celui qui a le plus de succès. » Il a pu ajouter en toute vérité que, « remis à la mode sur le théâtre, il a, à son tour, remis le théâtre à la mode. » Cette résurrection de Shakspeare n’a-t-elle eu que de bons effets ? N’a-t-elle pas été accompagnée de certains inconvéniens, qui n’ont pas disparu, et de quelques dangers qui n’ont pas tous été heureusement surmontés ?