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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/887

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de l’autorité du plus éminent de ses membres, — c’est la critique qui a décidé l’échec des drames de Tennyson, et si elle ne l’a pas précisément condamné sans l’entendre, elle l’a, du moins, écouté sous l’empire d’une idée préconçue. J’emprunterai encore la malicieuse expression de M. Archer : les critiques « s’attendaient à être désappointés » ; ils n’étaient venus que pour cela. De quoi se mêlait ce vieillard d’aborder une nouvelle carrière, et celle-là, justement, où la jeunesse n’a pas trop de toutes ses forces ? Qu’est-ce qui lui prenait, de se découvrir de nouvelles facultés à l’âge où il n’est, d’ordinaire, permis que de se répéter et de se relire ? Est-ce qu’un homme a le droit d’être bon dans deux métiers ? Est-ce qu’il n’y a pas, contre ces sortes de choses, une « loi du cumul » tacitement votée par les critiques et appliquée par eux avec une impitoyable rigueur ? Pour la beauté de ce raisonnement, il fallait que Tennyson échouât à la scène : donc il échoua.

Mais, comme cet échec n’était pas juste, il s’en est relevé, et son théâtre, même quand il est médiocre, même quand il est mauvais, est du théâtre vivant.

Je suis tombé dans le tort commun. Au cours d’un des premiers articles que j’aie eu l’honneur d’insérer dans cette Revue, j’ai parlé de Tennyson, en 1885, comme si la tombe était déjà scellée sur lui. Peut-être avais-je raison d’écrire que dans le jardin du poète, sur lequel était descendu l’hiver, certaines fleurs ne fleuriraient plus. Mais, ce qui ne m’apparaissait pas alors et ce qui est aujourd’hui manifeste pour moi et pour bien d’autres, c’est que le dernier âge du poète a gardé quelques-unes de ses grâces primitives et développé devant nous des qualités que sa jeunesse n’avait point connues. Jusqu’au bout, il est resté en communication avec l’âme des humbles. De plus, il s’est révélé comme un maître dans l’art de poétiser et de vivifier par l’expression les discussions sociales et religieuses qui nous passionnent ; il a déployé au théâtre un sens historique et un sens dramatique de l’ordre le plus élevé et, si ces deux dons se sont nui quelquefois jusqu’à se paralyser l’un l’autre, leur combinaison, à tel moment heureux, nous a valu des fragmens de drame, des morceaux de chefs-d’œuvre.

Je rangerai ses pièces non par ordre de dates, mais par ordre d’importance. La plus mince de toutes est the Falcon. La scène se passe dans quelque vague région d’une Italie demi-fantastique ; aucune indication de lieu, ni de siècle. C’est un conte bien connu de Boccace, mais du Boccace naïf et pur. Un gentilhomme pauvre, Federigo, aime respectueusement et sans espoir la belle et riche veuve, Monna Giovanna. Son dernier bien, son orgueil, sa joie, et,