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nécessaires pour aider au mouvement qui se dessinait et y prendre une large part. Lorsqu’on écrira une histoire du théâtre anglais au XIXe siècle, il faudra y réserver une place à des hommes comme Dutton Cook, Moy Thomas, Clément Scott et à tous ceux qui, ayant débuté pendant les années de sécheresse et de famine, ont conduit la critique, et avec elle tout le peuple d’Israël, hors de la terre de servitude. Le temps n’est pas si loin où la critique « vendait son âme pour une annonce » ; où Chatterton, l’ancien ouvreur de loges devenu maître de trois scènes et qui se laissait appeler par ses créatures le Napoléon du monde dramatique, prétendait faire chasser Clément Scott du Weekly Dispatch, lui fermer l’entrée de ses théâtres et même refuser son argent au guichet ; où l’acteur critiqué se déclarait diffamé et en appelait au jury ; où le jury, composé de commerçans et jugeant au point de vue commercial, décidait invariablement en faveur de l’artiste ; car plus une critique était juste, plus elle portait préjudice à celui qui en était l’objet.

Ce furent vraiment de dures années à passer. Peut-être qu’un des hommes auxquels la critique doit surtout son émancipation est James Mortimer, le fondateur du London Figaro. Américain d’origine, Mortimer a passé de longues années à Paris ; il était personnellement connu de Napoléon III, et c’est dans le cabinet impérial, à Saint-Cloud, que j’ai fait sa connaissance. Il possédait à fond notre théâtre aussi bien que notre politique, et, lorsque son journal, par suite du retrait de certain patronage financier, fut devenu, de quotidien qu’il était, hebdomadaire, ou bi-hebdomadaire, Mortimer y donna une grande place et une grande liberté à la critique. Non seulement il ouvrit une tribune à Clément Scott et à William Archer ; mais, loin de les désavouer, en cas de réclamation, il les couvrit hardiment, et je l’ai vu, le chapeau sur l’oreille, regarder tranquillement les claqueurs qui le huaient à son entrée dans la salle. Le brave et spirituel petit journal a vécu ; Mortimer lui-même a traversé, depuis lors, dans sa carrière d’éditeur, des jours difficiles. Il n’en est pas moins juste de lui reporter, devant le public français, le témoignage mérité que lui rendent ses anciens collaborateurs, afin qu’ayant été à la peine il soit quelque peu à l’honneur, maintenant que la bataille est gagnée et que les barbares ont été chassés du théâtre. Bien souvent, depuis lors, il est arrivé à la critique de se tromper ou de se déjuger, de servir une vanité ou une rancune, une spéculation ou une coterie, d’abuser de son nouveau pouvoir ou de retourner à son ancienne faiblesse, de condamner une bonne pièce et d’en glorifier une mauvaise ; mais, en somme, elle vaut mieux qu’elle ne valait, et c’est, ou, du moins, ce devrait être, pour toutes les choses