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réellement un culte que le sentiment que, depuis plus d’un siècle, ils éprouvaient pour Hændel. Ce n’est pas à une fête musicale, mais bien plutôt à une cérémonie religieuse que j’ai eu l’impression d’assister, toutes les fois qu’il m’a été donné d’entendre en Angleterre un oratorio du vieux maître. Non seulement les Anglais avaient conservé l’habitude d’admirer sans les juger ces œuvres vénérables, — et, de fait, il eût été difficile de les bien juger, car les chœurs et l’orchestre, en particulier, détonnaient de la manière la plus désolante, — mais on avait même continué de les tenir pour ce qu’à l’origine elles avaient été, pour des sortes de vêpres de carême, des solennités sacrées chargées de fournir périodiquement aux âmes anglaises une invariable pâture d’art, de pompe, et de piété. Les plus élégantes jeunes filles se disputaient l’honneur de chanter (hélas, de chanter si faux ! ) dans les Hændel Choirs. On se rendait là comme au temple, avec des mines recueillies ; patiemment on subissait la longue série des récitatifs, des airs, des duos et des chœurs ; et il y avait de certains morceaux que l’assistance entière écoutait debout.

Ainsi Hændel remplissait en Angleterre le rôle d’une institution nationale : et c’est de ce rôle séculaire qu’il vient d’être dépossédé au profit de Sébastien Bach. Non point qu’on l’ait encore officiellement remercié, ni qu’on ait tout à fait cessé d’exécuter ses ouvrages. Mais déjà l’élite de la société anglaise a ouvertement rompu avec lui ; et voici déjà que l’on a transporté aux œuvres de son rival la plupart des marques de vénération que, durant cent ans, on lui avait réservées. C’est maintenant au Bach Choir que se pressent les jeunes misses ; c’est la Messe en si mineur et la Passion suivant saint Matthieu qui sont désormais chargées d’élever à Dieu, sur les ailes de la musique, toute âme anglaise un peu distinguée. « Il est incontestable, écrivait récemment M. Statham, que Bach est devenu à Londres l’objet d’un culte universel. La croyance à sa supériorité sur les autres compositeurs a pris toute la force d’un article de foi ; tous l’acceptent sans phrases, aussi bien les savans que les ignorans. Chacune de ses œuvres est admirée d’emblée, considérée comme le dernier mot de la perfection. Et, par une conséquence naturelle de ce changement d’attitude, on en arrive de plus en plus à mettre Hændel au-dessous de rien. Celui que Beethoven appelait le maître des maîtres n’est plus désormais qu’un pédant ridicule, et personne ne peut plus manifester la moindre admiration pour lui sans risquer d’être mis au rang des pires philistins. »

M. Statham ajoute que les jeunes filles anglaises, en particulier, affectent un profond mépris à l’égard de Hændel, « sans doute pour prouver qu’elles ont passé quelques mois dans une finishing-school d’Allemagne, et qu’elles ont tiré bon profit de leur éducation teutonique. »

Que diraient donc ces jeunes filles si elles apprenaient que tout est