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mera pas encore Trente et Trieste. Quant à M. Imbriani, son ordre du jour affirmait que le gouvernement ne pouvait pas disposer de l’argent et de la vie des citoyens sans la volonté de ceux-ci, et il exhortait le gouvernement à renoncer à sa politique coloniale de guerre et de conquête. Qu’est-ce à dire ? M. Imbriani proposait à la Chambre de voter un blâme pour le passé, une interdiction pour l’avenir. On comprend que M. Crispi ait repoussé une telle motion avec toutes les ressources de son éloquence. « Le plateau de l’Érythrée, a-t-il dit, nous appartient en vertu du traité d’Ucciali, et le Tigré en vertu des armes que nous avons prises pour nous défendre. Nous resterons dans ces terres et nous les défendrons. Nous espérons vaincre toujours comme nous avons vaincu jusqu’ici. Ces victoires sont les premières pour nous depuis 1859. » Cette dernière phrase a été couverte d’applaudissemens chaleureux. « Oui ! oui ! » s’est écriée l’assemblée avec enthousiasme. Il était difficile de faire vibrer plus énergiquement la fibre patriotique de la Chambre et du pays. M. Crispi a montré là, une fois de plus, à quel point il connaissait et savait manier son auditoire. Qu’est-ce que l’Italie est allée faire en Érythrée ? Fonder une colonie sans doute, mais avant tout chercher de la gloire, car tout pays jeune, toute monarchie nouvelle ne saurait s’en passer ; et qui n’applaudirait pas l’Italie d’en demander à une lutte héroïque soutenue au profit de la civilisation ? Ses victoires, « les premières qu’elle remporte depuis 1859 », doivent remplir son cœur d’une émotion généreuse. M. Crispi les a fait résonner à ses oreilles avec l’éclat du clairon. Il ne s’en est pas tenu là, il a ouvert à son pays des perspectives d’avenir confuses, mais pleines de suggestions excitantes. « L’Afrique, s’est-il écrié, est une haute école pour nos soldats ; de l’Afrique comme de l’Orient peut surgir la première étincelle d’une guerre européenne. » Et cela n’est que trop vrai : l’étincelle peut jaillir indifféremment de vingt points divers, si on ne s’applique pas, avec toute la prévoyance de la diplomatie, à l’empêcher partout d’éclater. Certes, lorsque M. Crispi affirme qu’il veut la paix, lorsqu’il croit même en être un des garans les plus efficaces, nous ne doutons pas de sa sincérité ; mais il veut aussi être prêt à tout événement, et il n’a pas tort. Il aime, tout en parlant de la paix, à faire retentir le bruit de ses armes, et il en a le droit : bien d’autres l’ont fait ailleurs, et avant lui. Par-dessus tout, il est l’homme des circonstances, et il a le secret des mots qui parlent fortement à l’imagination italienne. C’est par là qu’il se relève de tant de défaillances et qu’il se raffermit dans une situation qui paraissait naguère presque désespérée. Rien ne lui a coûté pour atteindre ce but, mais il l’a atteint. L’impression produite par son discours a été si vive que MM. Brin et di Rudini ont déclaré ne pas s’associer à l’ordre du jour de M. Imbriani, et ont demandé à celui-ci de le retirer. Bien plus, M. di Rudini en a présenté un autre, pour dire que la Chambre acceptait les