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aiguës, car à cette époque notre réseau de chemins de fer n’était pas terminé, et dès lors il devenait difficile, parfois impossible, de faire arriver les alimens à des prix abordables, et dans les localités où la pomme de terre formait un appoint considérable au froment, la perte de la récolte réduisit considérablement, l’approvisionnement d’hiver.

Si vives qu’aient été les souffrances sur le continent, elles n’approchèrent pas de la misère qui fondit sur l’Irlande.

La population y était à cette époque d’une densité extrême, et pour se nourrir avait eu recours à la plante qui fournit à l’hectare la plus grande somme de matières alimentaires, à la pomme de terre : or la maladie qui déjà en 1845 avait sévi dans l’île, s’y développa avec une terrible intensité en 1846, et emporta les trois quarts de la récolte. « La seconde ressource alimentaire des pauvres cultivateurs, l’avoine, manqua également[1]. À cette terrible nouvelle tout le monde prévit ce qui allait arriver. Le gouvernement anglais, épouvanté, prit les mesures les plus actives pour faire venir îles vivres de tous côtés. Bien qu’il dût se préoccuper en même temps de l’Angleterre, où la disette s’annonçait aussi, mais dans de moindres proportions, il fit des efforts inouïs pour donner un supplément extraordinaire de travail au peuple irlandais ; il prit à sa solde 500 000 ouvriers, organisa pour les occuper des ateliers nationaux, et dépensa en secours de tout genre 10 millions sterling ou 250 millions de francs.

« Bien différens de leurs pères, qui auraient vu d’un œil sec ces souffrances, les propriétaires firent à leur tour, pour venir au secours de leurs tenanciers, tous les sacrifices possibles ; au besoin la loi les y forçait : la taxe des pauvres monta dans une proportion énorme.

« Rien ne fut payé en 1847, ni la rente, ni l’impôt, ni l’intérêt de la dette hypothécaire.

« Ces générosités tardives ne suffirent pas pour arrêter le fléau : la famine fut universelle et dura plusieurs années. Quand le dénombrement décennal de la population fut fait en 1851, au lieu de donner comme toujours un excédent notable, il révéla un déficit effrayant : un million d’habitans sur huit ! Le huitième de la population était mort de misère et de faim.

« Cette épouvantable calamité a fait ce que n’avaient pu faire des siècles de misère et d’oppression : elle a vaincu l’Irlande. Le peuple irlandais, en voyant son principal aliment lui échapper, a commencé à comprendre qu’il n’y avait plus assez de place pour lui sur le sol de la patrie. Lui, qui avait jusqu’alors obstinément

  1. Nous citons textuellement la belle page de Léonce de Lavergne, parue ici même dans ses études sur l’Économie rurale de l’Angleterre.