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monde, on se cramponnerait les uns aux autres et ne se quitterait plus. » Nous savons même qu’il alla jusqu’à placer un poignard sous son oreiller. Il est vrai qu’il ne s’en servit pas. Mais il en parla.

Et puis, sans compter les faux frères que nous connaissons, vint la série interminable des imitations, dans toutes les langues : une armée de sous-Werthers, plus ou moins exactement calqués sur le modèle, s’exprimant comme lui, agissant comme lui, battant la menue monnaie de ses propos, de ses pensées, de ses sensations : Jacopo Ortis, Saint-Alme, le Peintre de Salzbourg, Werthério Stellino, ou le Nouveau Werther (comme on avait écrit le Nouveau Robinson), et combien d’autres ! Et ce n’est pas René, ce n’est pas Childe-Harold, dont ils ne pourraient atteindre l’orgueil hautain, — ce n’est pas même Saint-Preux, qui les surpasse trop en tendresse, — c’est bien Werther qui est leur père à tous : ils réchauffent à la sienne leur imagination paresseuse ; ils lui empruntent ses formules les plus heureuses, ses admirations, ses opinions ; ils s’attendrissent de son sentimentalisme, que les choux et les pois-goulus suffisent à exciter ; ils frottent leur âme bourgeoise à son âme un peu plus élégante ; et de leur commerce avec lui, ils rapportent péniblement, pour les semer à travers le récit d’aventures à peu près semblables à celles qu’il traversa, des phrases qu’il aurait pu écrire : « Quand nos os glacés seront inhumés sous ce bosquet, alors épais et ombreux, peut-être dans les crépuscules d’été, au susurrement des feuillages, s’uniront les soupirs des anciens de la ville ; aux sons de la cloche des morts, ces sages prieront pour le repos de l’homme de bien, ils recommanderont sa mémoire à leurs fils[1] »… « Comme l’âme se sent profondément humiliée quand elle se trouve subjuguée par l’ascendant audacieux de ses insolens dominateurs, et qu’elle observe comment on a comprimé toutes ses forces et restreint toutes ses facultés[2] !… « Soyez heureux, maintenant que ma misérable vie ne peut plus y porter obstacle ; soyez heureux, maintenant que je vais rendre à la terre ce cœur brisé et désespéré[3] ! » — « Mort ! Nina dans les bras d’un autre ! Tout me repousse du monde et m’avertit de le quitter ; Nina ! elle n’est plus, ne sera plus à moi ! L’infortune m’entoure, pèse sur moi. Je regarde le ciel et la terre ; rien ne nie console, tout me rappelle mon malheur[4]. » Vous pouvez puiser, au hasard, dans le tas, ce sera toujours la même chose.

  1. Jacopo Ortis.
  2. Le Peintre de Salzbourg.
  3. Id.
  4. Les dernières années du jeune d’Olban.