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On nous délivrait des effets d’équipement incomplets : à la caserne de Nantes, où je me rendis, il n’y avait même pas d’aiguille mobile de rechange pour le chassepot. Cela ne nous impressionnait pas outre mesure, nous pensions qu’il en avait toujours été ainsi depuis les volontaires de 1792, et que, dans l’armée française, il fallait se débrouiller comme on pouvait. Pour le moment, nous nous débrouillions en usant de nos petites protections afin de moisir le moins longtemps possible dans ces cours de caserne, et de gagner nos corps respectifs à l’armée du Rhin. Après deux ou trois séances de maniement d’armes, le commandant du dépôt, enchanté de se débarrasser de nous, lâchait à la grâce de Dieu ces recrues improvisées. J’étais affecté à un régiment de l’armée de Bazaine, déjà coupée sous Metz ; on m’engagea à le rejoindre, de compagnie avec un peloton d’ « isolés », jeunes officiers nouvellement promus et volontaires qui se trouvaient dans le même cas. Naturellement, nous ne vîmes jamais ces régimens où nous comptions ; l’armée de Mac-Mahon nous recueillit à mi-chemin, nous y fûmes versés « en subsistance » dans les corps dont l’effectif avait été le plus éprouvé à Frœschwiller.

Et ces petites gouttes inutiles se perdirent dans le flot qui continuait de couler vers le réservoir de la gare de l’Est. L’insatiable bouche de pierre nous happa comme les précédons : de l’autre côté de son mur commençait un nouveau inonde, inconnu, désordonné, où nous entrions sans même savoir ce qu’on y ferait de ces « isolés », qui étaient déjà des épaves avant le naufrage.

A Reims, nous tombâmes dans l’armée ; elle venait de quitter le camp de Chalons pour se porter sur l’Argonne. Elle s’offrit d’abord à nous sous l’aspect d’une bande de zouaves qui pillaient le buffet de la gare. Un train allait les conduire à Rethel, où couchait ce soir-là le quartier général. Ils nous firent place sur le tender. Tout le long de la route, leurs chants et leurs cris d’ivrognes retentirent, ponctués par les volées de chassepot que nos zouaves envoyaient, quand un lièvre détalait dans les sillons champenois. Les jeunes Saint-Cyriens qui nous accompagnaient assistaient à ce spectacle d’indiscipline, impuissans, attristés par les funestes présages qu’ils en tiraient. A Rethel, on nous assigna nos destinations au 7e corps, celui du général Douay, campé autour de Vouziers. Là seulement nous abdiquâmes noire liberté de condottieri voyageurs, pour prendre dans les unités où l’on nous versait une position à peu près régulière.

Chose étrange ! A partir de cet instant, mes souvenirs deviennent plus rares et moins nets. Les journées, leur emploi, leurs détails se confondent derrière un voile de brouillard, comme si ce temps était noyé dans la pluie qui nous harcelait, plus