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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/210

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importune que l’ennemi. Une sensation physique domine toutes les autres : la gêne de cette eau glacée, durant les marches dans les chemins boueux des Ardennes, durant les couchées dans les prairies inondées, la tête sur une pierre ; surtout la gêne des mains gourdes de froid, meurtries aux ardillons, inhabiles à boucler et à déboucler les courroies mouillées du sac et du fourniment. — Et une impression morale, si ce mot convient ici, résume toutes les impressions de cette campagne de quelques jours : la stupeur d’une chute infiniment rapide, l’étourdissement de l’homme tombé d’un cinquième et qui se retrouverait sur le pavé, se tâtant pour savoir s’il est entier, n’ayant conservé de cette chute que les brèves visions de scènes insignifiantes, machinalement retenues par ses yeux tandis qu’il passait devant les fenêtres de chaque étage.

La guerre, surtout la guerre faite dans ces conditions, déprime la pensée et ne laisse subsister que l’activité de l’animal physique ; toutes ses facultés se tendent vers la satisfaction de ses besoins, et du premier de tous, manger. Quand il ne reçoit pas de distributions, ce qui fut constamment notre cas, quand il doit vivre d’industrie, l’effort de son intelligence demeure concentré sur ce grand problème : trouver des pommes de terre, puis se sécher, et dormir un peu dès que l’occasion s’y prête. Cette domination de l’animal physique est d’autant plus prompte, d’autant plus complète, que le sujet est moins entraîné aux fatigues du corps : le « bachelier » y succombe plus vite que l’homme des champs. J’arrivais avec l’espoir d’assister à des spectacles grandioses, avec la certitude que j’allais recueillir et associer des impressions fécondes pour l’imagination ; après vingt-quatre heures d’épreuve, mes méditations ne s’écartaient plus de ce thème : trouver des pommes de terre. J’avais une forte provision de papier dans mon sac ; ayant, toujours et partout rapporté toutes choses à mon métier d’écrivain, depuis que j’ai conscience de moi-même, j’escomptais d’avance les belles notes que j’allais prendre pour le livre à écrire au retour, si je revenais. Je n’ai pas crayonné trente lignes, s’il m’en souvient bien, sur ce papier perdu avec le reste. En posant le sac à l’étape, ne fallait-il pas trouver des pommes de terre, se sécher, dormir ? Et les doigts transis, meurtris sur les cuirs et les aciers, se seraient refusés à écrire, alors même que la pensée engourdie de fatigue leur eût dicté quelque chose.

Qu’aurais-je décrit, d’ailleurs ? Les faits et gestes de mes camarades de l’escouade, tout au plus de la compagnie ? A vingt ans, on ne fait guère de psychologie pure ; nous n’en faisions pas au moins en ce temps-là. Les spectacles pittoresques ou