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formèrent une colonne de captifs, ils l’acheminèrent aussitôt par les détours d’un ravin, où elle grossissait de tous les errans que les vainqueurs rabattaient en fouillant la forêt. Cette colonne était en grande partie composée d’officiers de toute arme. La plupart pleuraient de rage. Elle marcha toute la nuit, et les jours suivans, contournant Metz à travers les champs des dernières batailles, où la terre remuée exhalait une forte odeur de mort. Au-delà de la Moselle, on nous entassa dans des wagons à bestiaux. L’être courbaturé, anéanti, n’avait qu’un obscur sentiment des choses. Il ne reprit une claire conscience de lui-même que dans la citadelle allemande où l’on nous déchargea. Ce fut d’abord une détente physique, un bien-être animal, sous l’influence de la chaleur, du repos, de la nourriture suffisante. Et, avec ce bien-être animal, une tristesse réfléchie, une compréhension plus nette de ce qui était arrivé.

Eh quoi ! c’est tout ? dira le lecteur qui attendait quelque épisode intéressant, quelque renseignement nouveau. — C’est tout ce que j’ai vu, tout ce qu’ont vu et peuvent seulement dire des milliers d’autres, s’ils sont sincères. Je me suis efforcé d’éliminer toutes les notions acquises après coup, pour ne reproduire que les impressions reçues des faits, au moment même. Les petits tableautins que je pourrais ajouter, les incidens minuscules, les physionomies individuelles de mes compagnons, toutes ces visions brèves entrées dans l’œil tandis qu’on tombait le long des étages, j’éprouve quelque répugnance à les introduire dans le souvenir d’ensemble de la chute. Il est préférable, je crois ; de communiquer telle que je la retrouve la sensation de cette chute rapide, confuse, inattendue, qui ne donna rien de ce qu’on allait chercher dans cette chose imaginée d’avance, la guerre, et qui nous jeta sur le sol étranger dans un hébétement de stupeur, tout pareils aux bêtes du troupeau qu’on a chassé vers l’abattoir. Ce que j’ai su depuis de ces événemens militaires, je l’ai appris par les conversations des témoins plus haut placés, par les livres, comme l’ont appris ceux qui n’étaient pas nés à cette époque. Mes souvenirs ne me sont qu’une gêne pour coordonner les notions précises reçues d’ailleurs. Ils m’aident seulement à comprendre pourquoi tant de braves gens, — car la plupart de ceux que j’ai côtoyés méritaient cette qualification, — étaient condamnés d’avance à un effort inutile ; pourquoi d’autres braves gens y seront condamnés de même, chaque fois qu’on voudra improviser une action militaire dans les tiraillemens de pouvoirs contradictoires, sous la pression d’élémens irresponsables, sans une direction unique, sans une âme commune, avec le chaos de bonnes volontés divergentes dont l’ardeur n’apporte qu’un trouble de plus.