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au brancard de son véhicule. Emporté par la colère, je frappai ce maladroit à la tête avec le manche de mon fouet. Le sang jaillit et l’homme ainsi maltraité, sans mot dire et tout en épongeant le sang qui maculait son visage, s’inclina avec un singulier sourire. Ce sourire… je l’ai devant les yeux : il me hante et, au moment même, j’aurais mieux aimé que l’homme me rendit coup pour coup. Ma colère tomba. J’eus honte de mon emportement. L’homme s’éloigna, toujours souriant, mais… pourquoi souriait-il ? A qui en avait-il ? Je ne comprends pas. » — Moi non plus, je ne comprenais pas, alors ! mais plus tard je compris, et ce sourire, et d’autres plus énigmatiques. Je compris qu’un Japonais sourit stoïquement en face de la mort même, et cela sans fausse bravade comme sans lâche résignation. Je compris que l’homme, ainsi brutalement frappé, se sentait dans son tort et s’excusait. acceptant sans murmurer la disproportion entre le châtiment infligé et l’erreur commise, et qu’il y avait dans son sourire plus de regret pour l’emportement du blanc que pour sa propre blessure ; je compris enfin que le sourire japonais était un éloquent et muet langage, et qu’à l’interpréter d’après nos idées européennes je ferais fausse route, aussi bien qu’en prétendant interpréter les signes conventionnels de l’écriture japonaise d’après des analogies de formes avec les lettres de notre alphabet. »

Une étude plus approfondie l’amena à noter et à comprendre toutes les nuances de ce muet langage. Il vit que, dès l’âge le plus tendre, les enfans l’apprenaient de leurs parens, qu’il faisait partie de l’étiquette familiale et sociale, une physionomie souriante étant la plus agréable que l’enfant pût présenter à ses parens, à ses maîtres, à ses amis, comme plus tard à ses supérieurs et à ses inférieurs et, dans l’ordre physique et moral, aux épreuves de la vie, à la souffrance, aux déceptions, aux tristesses. Le cœur peut se briser, mais la figure doit rester, non impassible comme le veut une orgueilleuse et inhumaine conception européenne, mais sereine, et ici nous touchons, non seulement au fond de stoïcisme inhérent à la race japonaise, cultivé et développé dès l’enfance, mais aussi à son point de contact avec l’antiquité grecque et latine, au culte de l’esthétique qui veut que l’homme, aux prises avec la douleur, lui oppose un front souriant, et que le masque enlaidi et contracté ne témoigne pas de la lutte intérieure.

Tout l’y incite, et l’enseignement et l’exemple des siens, et ce qui attire ses regards. « Au moment où j’écris ces lignes, ajoute Lafcadio Hearn, je vois surgir une vision entrevue, une nuit, à Kioto. A l’angle d’une rue brillamment éclairée et dont le nom m’échappe, je m’arrêtai devant une statue de Jizo, placée à l’entrée d’un temple. Elle représentait un néophyte en extase, un beau et jeune garçon sur les lèvres duquel errait un sourire d’un réalisme divin. Ma contemplation