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L’écolier de Chambéry se rend à Turin pour y étudier en droit ; il y est suivi par la surveillance paternelle et ne lit pas un livre dont la lecture n’ait été autorisée. Qu’on dise encore après cela que Joseph de Maistre n’a pas eu de jeunesse ! Au surplus l’éducation nous façonne assez ordinairement dans le sens de notre nature. Celle que reçut Joseph de Maistre devait, de toute évidence, lui donner le culte des principes où il avait été élevé — du moment qu’elle ne lui en inspirait pas l’horreur.

Joseph de Maistre est entré dans l’assemblée dont son père est le second président ; il a contracté une union chrétienne, en sage qui demande au mariage moins l’agrément que la sécurité et ne voit dans la femme que l’épouse et la mère. Il accomplit régulièrement tous les devoirs de sa charge et pratique toutes les vertus, il vit dans la famille et ne fuit pas le monde, il lit, il prend des notes, il travaille, il s’ennuie, il compose à l’occasion des pièces de circonstance qui ne tranchent guère sur celles de ses collègues, il a passé l’âge où se déclare chez ceux qui doivent en être atteints la maladie d’être auteur ; il est probable qu’il va mener ainsi jusqu’au bout une vie sérieuse et médiocre et qu’il ira grossir le nombre de ces magistrats honnêtes et lettrés qui disparaissent sans laisser de traces… C’est alors qu’éclate la Révolution. Cette secousse est pour lui décisive. Elle éveille en lui le penseur. Elle suscite l’écrivain. Pourquoi donc a-t-elle eu sur lui plutôt que sur tout autre cette action déterminante ? Et comment se fait-il qu’elle ait donné à ses idées la direction que l’on sait ? Tel est le point dans l’histoire de l’esprit de Joseph de Maistre. Tel est le nœud de sa destinée.

Or d’une part il a compris la Révolution. — Tandis que d’autres n’y voyaient qu’un événement ou un accident, il y a vu, comme il dit, une époque. Apparemment c’est qu’il était plus intelligent que les autres. Car on a beau s’ingénier et chercher de subtiles et de douteuses explications, en pareil cas c’est toujours à cette constatation initiale qu’il en faut modestement revenir. Peut-être aussi y a-t-il été aidé, comme Mme de Staël, par sa situation d’étranger, ami de la France, placé hors d’elle, et jugeant mieux des événemens à distance. Pas un seul instant il n’a cru à une émeute passagère, résultat d’un concours fortuit de circonstances. Il en aperçoit les causes lointaines et profondes : « Les gouvernemens d’Europe avaient vieilli et leur décrépitude n’était que trop connue de ceux qui voulaient en profiter pour l’exécution de leur funestes projets ; mille abus dissimulés minaient les gouvernemens. Celui de France surtout tombait en pourriture. Plus d’exemple, plus d’énergie, plus d’esprit public : une révolution était inévitable ; car il faut qu’un gouvernement tombe lorsqu’il a à la fois contre lui le mépris des-gens de bien et la haine des méchans. » Comme il en discerne