les causes, il en prévoit les conséquences dans toute leur étendue et dans toute leur portée. Il se rend compte que c’est le « fait accompli » qu’il faut considérer comme tel et qui ne cessera de peser sur tout l’avenir. Qu’on ne songe plus à restaurer un passé aboli ! C’est fait de la monarchie absolue. « Dans ma manière de penser, le projet de mettre le lac de Genève en bouteilles est beaucoup moins fort que celui de rétablir les choses précisément sur le même pied, où elles étaient avant la Révolution. » Préparée de longue date, déchaînée avec une violence irrésistible, on peut détester la Révolution et au besoin la combattre, on ne peut ni l’ignorer ni la supprimer.
D’autre part Joseph de Maistre a personnellement souffert par la Révolution. — Elle l’a blessé au plus intime de lui-même, dans ce qu’il y avait en lui de plus profond et de meilleur. Il a le sentiment de la justice ; et il assiste au triomphe de l’iniquité. Il est chrétien, et non seulement il voit ruiner les autels, mais il est témoin d’ignobles parodies. Il est attaché à son maître ; il a pour la maison de Savoie cette fidélité tempérée par l’indépendance qui était aussi bien chez nous celle des vieux parlementaires ; et plus tard pour le service de ce roi sans royaume qui ne peut le récompenser et ne sait pas l’apprécier, il affrontera l’exil et supportera l’extrême misère. Il est patriote, et ses sympathies pour la France ne prévalent pas chez lui » contre l’amour de la terre natale. Enfin un des sentimens qui chez lui sont le plus intenses est celui des affections de famille ; il a vécu dans un intérieur patriarcal dont les membres étroitement unis vont être dispersés. Il a pour sa femme et pour ses petits une affection de bon bourgeois et de brave homme : ces êtres tendrement aimés vont courir les derniers dangers, passer par toute sorte d’épreuves, souffrir loin de lui. De Maistre n’a pas ce stoïcisme de pensée et ce détachement intellectuel qui permettent de séparer les idées des faits et de juger des institutions indépendamment de ceux qui les appliquent : peu à peu et à mesure que chez lui la plaie s’avive il sent son aversion pour les choses de France se transformer en horreur.
Inévitable, et haïssable, nécessaire et atroce, telle lui apparaît la Révolution. Qu’est-ce à dire sinon qu’il y faut voir un de ces fléaux que Dieu à de certains jours déchaîne sur les hommes pour leur rappeler leur néant et sa toute-puissance ? Il ne faut pas seulement que Dieu ait permis la Révolution, il faut qu’il l’ait voulue. De deux choses l’une : ou la Révolution est providentielle ou il n’y a pas de Providence. C’est le dilemme auquel on ne peut échapper. Dans quel sens un esprit désintéressé de tout credo résoudrait-il ce dilemme ? La question subsiste tout entière. Pour un croyant elle ne se pose pas. Toute hésitation est impossible. La foi elle-même est engagée et dicte d’avance la réponse. Il n’y a qu’un moyen pour que le crime ne