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J’ai reçu vos adieux avec peine, car je suis fâché de vous voir quitter la France dans des circonstances qui sont loin d’être rassurantes pour qui sait voir d’un peu loin, et vous pouvez d’un instant à l’autre être nécessaire et presque indispensable. Je suivrai au besoin d’autant mieux vos conseils, dont je vous remercie, que jamais ma pensée ni mon ambition ne s’étaient tournées de ce côté-là, et ce n’est pas à une époque où le pouvoir devient chaque jour moins appréciable que naîtront chez moi les prétentions de le partager. Je ne me sens pas assez nécessaire pour me dévouer, et, selon moi, pour vouloir un ministère, il faut avoir une grande ambition ou de grands talens qu’on veut montrer et faire tourner au profit du pays. Si j’avais eu la grande ambition, je me serais bien gardé de me dessiner comme je l’ai fait à la Chambre... J’aurais surtout évité de me brouiller avec la presse, de lui rompre en visière comme je l’ai fait. J’aurais été indécis, pâle, insignifiant; j’aurais blâmé dans le couloir les mesures de salut pour lesquelles j’aurais voté tout doucement; j’aurais été tiers-parti en un mot. Voilà ce qu’on fait quand on n’a pas votre talent de tribune et qu’on veut absolument arriver. Avec votre talent, j’aurais fait comme vous, j’aurais soutenu Perier, j’aurais modéré la Révolution, mais je ne me serais pas séparé de ceux qui, pendant six ans, m’auraient aidé dans l’œuvre la plus belle, la plus difficile, la plus patriotique qui ait jamais été accomplie par des hommes d’Etat... Je ne vous ai jamais dit que vous étiez le véritable représentant de la Révolution de Juillet, j’étais trop de vos amis pour cela. Je vous préférais, je vous préfère encore aux doctrinaires, parce que je vous crois plus l’homme d’État des circonstances difficiles, telles qu’une grande guerre, une insurrection; mais quant au fond de la politique intérieure, je n’ai jamais su apercevoir la moindre différence. Cette nuance a été inventée par les journalistes et les ambitieux; elle a été accueillie par les esprits de travers et les hommes sans portée qui ne voyaient pas que séparer ces deux colonnes, c’était diviser la majorité en présence des factions ennemies toujours prêtes à profiter de nos fautes...

Les doctrinaires n’auront pas la majorité, et ce ne serait pas moi qui pourrais la leur donner. Je serais un embarras de plus pour eux, on crierait dix fois plus fort que c’est un ministère impitoyable puisqu’il s’est adjoint l’égorgeur des rues en Avril. Ils auraient raison de m’appeler impitoyable... oui, je serais impitoyable envers ces hommes corrompus qui tous les jours compromettent la France pour satisfaire leur cupidité ou leur basse ambition. Avec moi, ils ne joueraient pas à l’insurrection : la victoire serait terrible... il ne leur serait pas permis d’être lâches au combat et audacieusement insolens dans leurs feuilles. J’appliquerais là les saines règles de la tactique, je compléterais la victoire les jours suivans. Je ne dirais pas aux vaincus, comme on a semblé leur dire : « Préparez-vous à dix autres batailles, reprenez vos armes, remplissez vos arsenaux, et quand vous vous croirez assez forts, vous nous attaquerez de nouveau. » Aussi disent-ils qu’ils ont dix batailles à perdre, et que nous n’en avons qu’une. Je les mettrais à l’unisson, ils n’en livreraient qu’une...

L’ensemble de votre lettre indique de l’acrimonie contre les doctrinaires. Et pourquoi leur en voudriez-vous d’entrer au pouvoir lorsque vous le quittez volontairement? On ne dira pas, j’espère, que ce sont leurs intrigues qui vous en chassent; ils étaient loin de Paris, isolés, à la campagne. Ils ne pouvaient pas prévoir les événemens d’Espagne, et la dissidence qui surviendrait dans la manière de les envisager et d’agir avec eux. La place est vacante, on les appelle, ils la prennent : et il y a un certain courage à la