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1840, il doutera encore. Faut-il s’étonner si beaucoup d’hommes politiques ont hésité et hésiteront longtemps, si cet état d’incertitude imprime à la lutte une allure incohérente, où les succès n’ont pas de lendemain, où les fautes diplomatiques succèdent aux fautes militaires, où l’on gaspille les millions de la France, le sang de ses soldats dans des expéditions mal concertées, au point que Veuillot put, sans trop d’exagération, avancer qu’en 1841 le territoire français n’était qu’un hôpital dans une prison? Des traités maladroits ont grandi la puissance de l’ennemi qu’il fallait abattre, d’Abd-el-Kader, l’homme le plus éloquent et le meilleur cavalier de son pays, qui en peu de temps a formé le noyau d’une nation arabe, créé des finances, établi des fabriques de fusils et de poudre, organisé une armée régulière, qui incarne les passions et les rêves de ses compatriotes, et vis-à-vis d’eux se pare du titre de coupeur de têtes de chrétiens pour l’amour de Dieu. Le 4 juin 1836, Bugeaud écrit à Romieu qu’il regarde la colonie d’Alger comme le ver rongeur de la France, un fléau que les Bourbons déchus semblent nous avoir laissé pour se venger de leur défaite; et les Chambres pensent de même, mais pas plus que les ministres elles n’ont le courage de leur opinion. Si cependant elles se prononçaient pour l’abandon, il y aurait lieu de négocier avec les puissances intéressées à la suppression de la piraterie pour occuper à frais communs quelques points militaires de la côte. Mais si le système contraire triomphe, plus de demi-mesures, plus d’occupation limitée, car il est plus facile de prendre le tout que la partie. Et, par une piquante ironie de la fortune, au moment même où il va parler contre l’Algérie, le Roi l’appelle à venger l’échec du général d’Arlanges, à débloquer le camp de la Tafna.

Mais Bugeaud a mesuré la grandeur de l’obstacle[1]; à peine arrivé, il ordonne, au grand étonnement de ses officiers, le renvoi à Oran des canons, du matériel de campagne; les mulets, les chevaux porteront le matériel de campagne, les tentes serviront

  1. Il avait alors cinquante ans (1836). « Il était de haute stature, carrément sculpté, et d’une vigueur peu commune; il avait le visage plein et musculeux, légèrement gravé de petite vérole, le teint fortement coloré, l’œil gris clair; le regard perçant, mais adouci dans la vie ordinaire par l’expression d’une sympathique bienveillance; le nez légèrement aquilin, la bouche un peu grande, la lèvre fine et railleuse. Quand la physionomie, empreinte de franchise et de simplicité, s’animait tout à coup au choc d’une pensée rapide, le génie rayonnait sur son front large et puissant, couronné de cheveux très rares, qui pointaient en flammes argentées. Tout en lui respirait alors l’habitude du commandement et l’allure supérieure d’une volonté sûre de se faire obéir. C’était une nature de fer, âpre à la fatigue, inaccessible aux infirmités de l’âge, et qui n’aurait dû disparaître que dans le nuage d’un champ de bataille. »