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Aller droit au but, ne jamais se laisser dominer par l’imagition-, dédaigner la poésie politique, et croire qu’un peuple est satisfait s’il peut mettre la poule au pot le dimanche, ce fut une des forces et aussi une des faiblesses de ce rude soldat. Mais toutes les charités ne sont pas du pain, toutes les libertés ne sont pas des libertés culinaires, des libertés grasses, bien portantes : on a vu des peuples pauvres, gardant des mœurs simples avec le plus noble idéal, des peuples riches et corrompus, incapables de vivre autrement que dans la servitude. Sous certains rapports, la conception du maréchal était une conception matérialiste, niant l’effort d’une société vers sa plénitude d’expansion morale. Que la plupart des hommes ne demandent que sécurité et bien-être, qu’ils n’aient souci que de leur estomac, et qu’il faille répéter la formule dédaigneuse de Preudhon : « un sur dix mille, les autres sont des bipèdes », une telle théorie n’a rien de flatteur pour notre pauvre humanité. Mais n’y eût-il qu’un petit nombre d’êtres préoccupés d’absolu, de liberté, ceux-là font marcher le pouvoir sans qu’il s’en doute, et ils le brisent parfois comme un fétu de paille, parce qu’ils représentent la dignité humaine. C’est pourquoi un gouvernement doit toujours s’inquiéter de ce que demandent la jeunesse, les poètes, les penseurs, c’est-à-dire l’enthousiasme, l’esprit et l’intelligence : ces forces-là ont leur raison, aussi raisonnable parfois que les calculs du bon sens ; peut-être se trompent-elles aujourd’hui, mais qui sait si elles n’auront pas raison demain ? Lamartine sous la monarchie de Juillet avait fondé un parti social qui, disait-il, siégeait au plafond ; les hommes d’État de ce régime se moquèrent du parti social qu’un autre poète, Henri Heine, signalait avec tant de clairvoyance ; ils ne sacrifièrent point au dieu inconnu ; et les plus admirables talens se perdirent, entraînèrent avec eux la royauté pour n’avoir pas assez compris que le suffrage universel était la conclusion fatale et légitime du syllogisme politique dont les prémisses avaient été posées en 1789 ; qu’un peuple n’a pas moins besoin d’avancer que de durer ; que le danger stationnaire en certains cas se dresse aussi menaçant que le danger révolutionnaire.

Victor Du Bled.