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« Honneur et respect à la perfection divine de la forme ! » c’est George Eliot qui l’a dit, et on ne saurait trop le redire! Mais de qui se moquait ce mystificateur de Baudelaire quand il prétendait découvrir dans un mot « des scintillations égales à celles des crinières inextricables des comètes? » et Flaubert s’entendait-il quand il se demandait si « un livre, indépendamment de ce qu’il dit, » ne peut pas posséder une beauté souveraine ? Ce qu’en tout cas les « littératures du Nord » ont appris de nos jours à toute une jeunesse qui l’avait oublié, c’est qu’on n’écrit pas pour écrire, ou pour décrire, mais pour agir, ni pour soi seul ou pour quelques initiés, mais pour tout le monde. Comment sont écrits les romans de Tolstoï et les drames d’Ibsen? Je l’ignore. Mais, au travers d’une traduction, quand on les a vus produire autant ou plus d’effet, soulever autant d’émotion, exercer autant d’influence que dans leur langue originale, il a bien fallu convenir que le secret du style n’était pas où l’avait cru voir et où l’avait mis la rhétorique romantique. Il a fallu convenir aussi que l’art n’avait pas son objet ou sa fin en lui-même, et qu’au moins dans la mesure où le roman et le drame sont une imitation de la vie, les séparer de la vie c’était leur enlever à eux-mêmes leur raison d’être. Mais si c’était bien ce qu’avaient enseigné nos classiques, au nom de quel patriotisme étroit, ou plutôt à rebours, repousserions-nous encore une fois la leçon? Les idées vont et viennent, elles évoluent, elles se transforment ; tandis que nous méconnaissons nous-mêmes nos propres traditions, d’autres littératures s’en emparent, les développent, les font leurs à leur tour; ont-elles cessé pour cela d’être nôtres? Non, sans doute ; mais une expérience de plus en a une fois de plus confirmé l’éternelle vérité.

Si la superstition de l’art pour l’art n’est pas conforme à notre tradition littéraire, ce qui l’est sans doute encore moins, c’est l’étalage orgueilleux et naïf de soi-même dans son œuvre. Et, je l’ai dit plus d’une fois, je n’en veux pas autrement à l’auteur des Feuilles d’Automne et de Ruy Blas ou d’Indiana et de Valentine de ne s’être généralement inspirés que d’eux seuls. Etant ce qu’ils étaient, ils ne pouvaient rien faire de mieux. Il est d’ailleurs permis d’admirer ce que l’on n’approuve pas, et je serais fâché que George Sand et Victor Hugo ne fussent pas ce qu’ils sont. Ils n’en ont pas moins donné le plus fâcheux exemple. Mais, au contraire, ce qui caractérise éminemment les chefs-d’œuvre récens des « littératures du Nord », c’est justement le peu de place que l’auteur y occupe dans son œuvre. George Eliot ne s’est point confessée dans le Moulin sur la Floss. Ce n’est pas sur lui-même que Tolstoï, dans Anna Karénine, a essayé de nous apitoyer. On ne