Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/638

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

imprévu, c’est ce qui me ramène à parler de la récente influence des littératures étrangères.


III

Avez-vous connu Jérôme Paturot? Cet ancien romantique, devenu garde national, distinguait deux écoles en économie politique : l’une, qu’il appelait française, et l’autre que, « pour la mieux flétrir, » disait-il, il qualifiait d’humanitaire. Mais comme il était marchand de flanelle, c’était sur les laines qu’il fallait l’entendre parler. « Nous avons les laines du Derbyshire, — s’écriait-il, — nous avons les laines de Ségovie, nous avons les laines « électorales » de Saxe, qui toutes ont placé leur résidence à l’étranger. C’est dommage, car elles ont du bon; mais je ne leur pardonne pas pour cela d’avoir poussé hors du beau pays de France. » Oserai-je dire qu’ainsi raisonnent quelques-uns de ceux qui se sont institués les gardiens de notre tradition? Eux non plus, ils ne nient pas que Tolstoï et qu’Ibsen « aient du bon », mais ils ne leur pardonnent pas d’avoir écrit « hors de France »; et c’est d’ailleurs avec regret, mais c’est avec courage, que d’une question de littérature ils font une question de patriotisme. Si cependant notre mission littéraire n’a consisté qu’à nous rendre en quelque manière les médiateurs de la circulation des idées, ou encore à leur donner, — quelle qu’en fût l’origine, anglaise, italienne, allemande, espagnole, orientale, arabe ou chinoise au besoin, — le titre, la forme et le coin qu’il fallait pour en faire la valeur universelle d’échange, je viens de montrer qu’au point de vue même du patriotisme, ils se trompaient étrangement sur les moyens d’étendre le domaine, l’action et l’influence de la littérature française. Latins nous-mêmes, évidemment nous avons mieux à faire que de protester en ricanant quand nous entendons parler de « Renaissance latine. » Et pour les « littératures du Nord », si les temps sont changés de Goethe et de Byron, c’est quand nous invoquons le secours de l’esprit français contre elles que nous sommes infidèles à notre vraie tradition. Si nous pouvons nous flatter de la ressaisir quelque jour, les « littératures du Nord » auront fait ce miracle ; — et c’est ce qu’il me reste à faire voir maintenant.

Qu’y avait-il donc de moins conforme à notre tradition, — je veux dire aux leçons de Corneille et de Pascal, ou de Voltaire et même de Rousseau, — que la religion de l’art pour l’art? que cette superstition de l’écriture artiste, comme on l’appelait encore il y a quelque dix ans? que cette idolâtrie perverse de la forme, dont l’auteur de Madame Bovary a été le grand prêtre ou le Schahabarim ?