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sans un artifice de style, avec l’exactitude monotone et les répétitions d’un livre de loch, par le seul effet de la vérité ou de la vraisemblance dans chaque détail, Daniel de Foë nous touche et nous passionne mieux que les magiciens de la plume ; le drame qu’il raconte devient nôtre, nous découvrons dans ce microcosme notre histoire individuelle et celle du genre humain. L’humble matelot jeté par la vague contre le rocher où il se cramponne, contre ce rocher dont son industrie le fera roi, prend à nos yeux la figure symbolique de l’Adam de la Sixtine, du premier homme abandonné dans sa faiblesse, dans sa nudité, au pied de la dure montagne qu’il doit gravir et asservir. Ses luttes et ses triomphes sur la nature, ce sont nos luttes et celles de nos plus lointains ancêtres, nos souffrances, nos justes sujets d’orgueil. Si l’auteur eût coloré ses procès-verbaux d’un rayon de merveilleux, notre imagination s’y laisserait séduire par instans ; nous ne serions pas pris sans relâche, et au plus profond de nos fibres, comme chacun ne l’est que par sa propre histoire, par les douleurs qu’il peut éprouver, par les espérances qu’il peut raisonnablement concevoir.

L’efficacité morale du livre est si grande qu’on n’a pas encore trouvé de plus sûr instructeur pour l’esprit et le caractère de l’enfant. Quel sermon vaudrait cet exemple continu de rédemption par l’énergie, ce juste choix entre les soumissions nécessaires et les combats qu’il faut livrer? L’auteur du Robinson aurait pu s’en tenir à la leçon vivante qui se dégage d’un pareil triomphe de la raison et de la volonté; mais il eût menti au sang des soldats de Cromwell qui coulait dans ses veines, et son livre ne serait pas le bréviaire complet de l’âme anglaise, si le dieu anglais n’intervenait pas à chaque page de ce livre avec sa physionomie tranchée, son accent caractéristique. Dans la pensée du puritain qui le composa, le Robinson était avant tout un ouvrage d’édification, un chapitre ajouté à la Bible; un second livre de Job, épuré des doutes et des murmures qui déparent le premier.


II

Jusqu’à la catastrophe qui le précipite dans l’île du Désespoir, et quelque temps encore après cette catastrophe, Robinson a vécu comme un parfait païen, « plongé dans une sorte de stupidité d’âme. » Un jour, à la place où il avait secoué sur le talus de son rempart un vieux sac à grains emporté du navire, vidé par les rats, et où il ne restait qu’un peu de baie et de poussière, le solitaire voit croître des tiges vertes : il reconnaît de l’orge et du