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qui fut le rêve de tous les idéologues du XVIIIe siècle, il se contente de refaire pas à pas les étapes de l’industrie humaine, telle que la tradition des gens de métiers l’a développée. L’« île du Désespoir » n’est pas un champ d’expériences philosophiques, mais bien un domaine anglais à exploiter. L’île se peuple, ce prince a des sujets : il s’inquiète alors de les faire vivre, et non de les transformer en argumens démonstratifs d’un meilleur état social. Espagnols, Anglais, Caraïbes, tous naufragés ou sauvages, livrés par l’extrême misère ou par l’ignorance à sa puissance illimitée : quelle tentation. Français mes frères ! travailler sur cette matière humaine, la ployer aux conceptions de notre raison ! Robinson jouit secrètement de sa puissance ; il se considère comme l’unique et légitime possesseur de la terre qu’une ténacité anglaise pouvait seule rendre habitable, et où les autres hommes sont recueillis par grâce; mais il ne lui entre pas dans le cerveau que cette puissance s’étende jusque sur le for intérieur de ces autres hommes, qu’il soit le maître de ces âmes et de ces volontés étrangères. D’ailleurs, cette façon d’user de son bien ne serait pas pratique. Il laisse chaque tribu s’organiser à sa guise, suivant ses mœurs particulières. Et il va ramasser au Brésil, où ses plantations prospèrent sans lui depuis vingt-sept ans, les cruzades qui sont la vraie récompense d’un grand effort anglais.

Au lendemain de son naufrage, alors qu’il extrayait du vaisseau les choses indispensables à sa subsistance, Robinson avait trouvé dans le tiroir du capitaine un rouleau d’or. Il s’était abandonné à un premier mouvement d’une belle et saisissante philosophie sur la relativité des richesses : — « O drogue! à quoi es-tu bonne? Un seul de ces couteaux est plus pour moi que cette somme. Demeure donc où tu es et va au fond de la mer, comme une créature qui ne mérite pas qu’on la sauve. » Puis, le prudent Anglais eut un second mouvement, le bon, qui fut d’envelopper les espèces dans un lambeau de toile et de les mettre à l’abri. Elles fructifièrent plus tard. Il ne faut rien laisser perdre, alors même qu’on est à demi noyé et condamné selon toute apparence à la prison perpétuelle. Il faut organiser sa vie dès le premier instant comme si l’on devait retourner le soir à son club de Londres. Ainsi pensent ces gens sensés.

Il semble, à première vue, qu’une œuvre alourdie par cet esprit terre à terre doive avoir une moindre valeur d’art et une moindre valeur morale que les fictions de nos écrivains, inspirées par l’ardent souci d’embellir et de réformer le monde. Robinson fait la preuve du contraire. Il faut bien que la vie réelle, nettement discernée et acceptée, soit une source puissante d’émotions artistiques: