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l’homme de la poésie. » Il pense que, de même que c’est seulement dans un art supérieur que la communauté des hommes pourra prendre conscience d’elle-même, de même cet art supérieur doit naître des besoins artistiques de cette communauté tout entière, et exprimer sa vie.

Il ne s’agit point, naturellement, d’une synthèse abstraite d’élémens d’abord séparés. La connaissance artistique diffère de la connaissance scientifique en ce qu’elle est « purement objective ». Et ainsi la tâche de l’artiste ne consiste pas à composer un ensemble de choses qu’on aurait d’abord isolées, mais à pénétrer jusqu’à l’essence des choses, sous leur diversité apparente, et à saisir d’un seul coup leur profonde unité réelle. Ni l’analyse, ni la synthèse, n’ont donc rien à faire ici. La science est toujours obligée de sacrifier l’individu à l’espèce, et de se mouvoir ainsi dans l’abstrait. L’art, au contraire, suivant le mot de Schiller, « saisit directement l’individualité des choses ». Dans l’individu tel qu’il le crée, il parvient à révéler l’espèce : et non point par une série de combinaisons systématiques, par une accumulation systématique d’analogies et d’homologies ; mais en nous faisant apercevoir, — par le libre développement d’une individualité vivante, par la suppression des singularités fortuites et la mise en valeur des caractères essentiels, — ce qui constitue l’unique contenu réel de cette espèce, dont la science ne nous donne jamais qu’une notion tout abstraite.

Il faut remarquer d’autre part que l’art est infiniment plus apte que la science à jouer un rôle collectif et universel. C’est seulement à l’étendue infinie de sa matière que la science doit le grand nombre de ses chercheurs. Par essence, elle est d’une nature égoïste. Entre elle et l’ensemble du peuple, il ne saurait y avoir de relations directes. Elle n’a point de patrie. Et le savant lui-même ne possède d’elle que la part qu’il s’en est personnellement acquise. Les plus belles conquêtes de la science ne sont encore que la propriété d’une caste : tandis que l’art véritable, l’art vivant, vient de la collectivité et y retourne. Si sublime que soit le génie d’un artiste, mille liens le rattachent toujours à la société qui l’entoure; et Wagner a pu dire en ce sens que « l’individu isolé ne saurait rien inventer, mais peut seulement s’approprier une invention commune ». Il n’a point cessé non plus de protester contre l’emploi courant, et à son avis trop commode, du mot de génie, pour désigner une force de création artistique qui lui paraissait plutôt collective qu’individuelle. Il n’admettait point qu’on considérât l’artiste comme un prodige tombé du ciel ; il ne voyait en lui que la « floraison d’une puissance collective, floraison capable de produire à son tour des germes nouveaux. »