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Comme une roue qui tourne sans cesse plus vite, le tourbillon de la vie nous roule, nous secoue, nous entraîne toujours plus loin du terrain ferme de la nature. Mais l’art apparaît : il délivre la pensée en la transportant de l’apparence dans la réalité ; il rachète la science ; il habitue l’homme à se faire de la nature une compréhension infinie; dans « l’homme de l’utilité », il réveille l’harmonie de son essence humaine; au philosophe il montre la voie de la connaissance purement objective; à ceux qui ont soif de liberté il apprend la manière de reconquérir leur dignité d’homme ; enfin il ressaisit et conserve le cœur de la religion, et, uni à elle, il conduit l’humanité hors de « l’état de meurtre et de rapine organisé et légalisé », où la politique l’a amenée, il la conduit vers un état nouveau, vraiment conforme aux besoins profonds de sa nature. Telle est, d’après Wagner, la haute destination de l’art.

Nous aimerions à pouvoir suivre Wagner dans les détails de cette théorie, à voir, par exemple, comment l’art des Grecs, suivant lui, s’est trouvé détruit le jour où il a rejeté « ce qui formait son lien avec la communauté », c’est-à-dire la religion; comment l’art grec avait pour objet essentiel « d’exprimer ce qu’il y avait de plus profond et de plus noble dans la conscience populaire », tandis que ce qu’il y a de plus noble et de plus profond dans notre conscience est, au contraire, « la négation même de notre art d’à présent » ; comment « l’art véritable ne peut naître que sur le fondement d’une moralité véritable », et comment un art supérieur ne peut devenir accessible au peuple que sur le fondement « du symbole religieux d’un monde parfaitement moral. » Il ne serait pas sans importance non plus que nous insistions sur la lutte constante de Wagner contre la façon de concevoir l’art comme une notion abstraite, et en général contre toute théorie esthétique qui prétendrait imposer ses conclusions à l’artiste. Mais la place nous est mesurée ; et il nous suffira d’avoir indiqué les deux principes essentiels de cette partie de la doctrine artistique de Richard Wagner : le rôle éducateur, rédempteur de l’art, et la nécessité pour l’art supérieur d’être un art collectif.


III

Il nous reste à savoir maintenant sous quelle forme pourra se manifester cet art supérieur. La réponse de Wagner à cette question est d’ailleurs suffisamment connue : la forme la plus haute de l’art, pour lui, est le drame.

Mais ici encore nous devons commencer par établir une distinction, faute de laquelle la conception wagnérienne du drame