Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/894

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

risquerait d’être comprise inexactement. Dans son écrit la Poésie et la Composition, daté de 1879, Wagner distingue trois degrés chez le ποιητής : le Voyant, le Poète et l’Artiste. Le Voyant est celui qui perçoit non pas l’apparence, mais l’essence des choses, « non pas la réalité, mais la vérité supérieure à toute réalité. » En lui s’incarne et se personnifie la connaissance inconsciente, involontaire, du peuple, cette connaissance artistique dont parle Schopenhauer. Aussi le Voyant a-t-il pour faculté principale « la faculté du peuple, la force d’invention », qui n’est au fond que la reconnaissance de cette « vérité » dont la vue nous est cachée par l’illusion de la « réalité ». En opposition avec celui qui invente sans le savoir, et sans le vouloir, le Poète, lui, est un créateur conscient. Et non seulement il a conscience de ce qu’il voit, mais il veut encore l’exprimer et le reproduire. Par là il est un Artiste : il l’est d’autant plus qu’il parvient à donner de sa vision intérieure une reproduction plus complète.

Les êtres mystérieux dont le Voyant sent d’instinct la présence autour de lui ; les voix qui lui parlent dans le vent, dans le tonnerre, dans l’eau; les formes qu’il aperçoit dans les forêts; les nuages, les rayons de la lune, le Poète les perçoit aussi, mais volontairement, et avec l’intention expresse de les représenter, c’est-à-dire de les montrer aux autres hommes, de « communiquer à autrui ses visions de Voyant. » Et, tout d’abord, il essaie de les représenter par le récit. C’est dans ce sens que Wagner a dit du conteur qu’il était le véritable poète. Mais son récit ne consiste pas seulement dans des mots traduisant des idées[1] : ses mots ont, en outre, une vie rythmique qui leur est propre ; ils sont accompagnés de certains gestes définis, et ils ne sont point parlés mais chantés, de telle sorte que dès l’origine le Poète se trouve être en même temps un acteur et un musicien[2]. Et bientôt ces langages purement humains, la parole, le chant et le geste, ne suffisent plus au Poète, toujours préoccupé de reproduire d’une façon plus complète l’image de la nature qu’il porte en lui. Et le Poète devient un Artiste : il découvre que la vision qu’il espérait reproduire, par le moyen d’un simple récit, exige, pour être pleinement réalisée au dehors, tout un appareil de règles et de procédés

  1. Le célèbre philologue américain Whitney affirme que « c’est une erreur profonde de considérer la voix comme l’organe spécifique du langage : elle n’est qu’un de ses organes, entre maints autres. »
  2. On retrouve aujourd’hui encore, dans les principautés des Balkans, la trace vivante de ce qu’ont dû être nos premiers poètes. Dans ce pays, le barde continue à chanter les exploits des héros ; il s’accompagne sur la guzla, dont il joue aussi durant les pauses de son chant ; et sans cesse il change de ton et d’attitude, et donne à son visage des expressions nouvelles. L’ensemble est d’un effet dramatique si poignant que nous avons vu mainte fois la foule des auditeurs haleter et frémir d’émotion aux récits de ce poète, qui est resté un poète et n’est pas devenu un artiste.