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d’ailleurs, pour réduire à néant cette affirmation, de rappeler le chapitre vraiment magistral consacré par Wagner, dans Opéra et Drame, à l’histoire de la littérature, ou encore tant de jugemens qu’il a portés sur la musique et les musiciens. Lui-même, aussi bien, se plaignait, dès 1850, de cette interprétation monstrueuse qu’on faisait de sa théorie. Un journal ayant affirmé qu’il « voulait proclamer la déchéance de la sculpture », Wagner écrivait à un ami que « les bras lui tombaient devant de pareilles insanités », et qu’il voyait bien que « ce n’était plus la peine désormais de parler ni d’écrire sur tous ces sujets. » Loin de rêver la déchéance des arts particuliers, il disait au contraire que « dans le drame, le peuple se retrouverait et retrouverait chacun de ses arts. » Le drame n’était pas pour lui une forme d’art spéciale, mais une œuvre commune à laquelle tous les arts devaient collaborer, sans cesser le moins du monde pour cela d’avoir, en outre, leur existence propre.

Et il n’est pas davantage exact de soutenir que Wagner ait projeté un « mélange des arts » où chacun des arts se trouverait détourné de sa destination naturelle. Personne n’a, au contraire, plus sévèrement condamné ce mélange des arts, ni plus rigoureusement affirmé le nécessité pour tout art de se restreindre au rôle qui lui revient en propre. Encore une fois, le drame n’était pas pour lui la combinaison des diverses formes d’art, mais une œuvre spéciale, un organisme homogène et complet, dont tous les élémens concourent, chacun par ses moyens propres, à une fin commune.


Ceci nous ramène à la définition du drame, qui n’est pour Wagner ni une branche particulière de la littérature, ni la réunion des arts divers, mais un essai de représentation totale de cette « image du monde qui se reflète dans l’âme du Voyant. »

Nous sommes aujourd’hui bien déshabitués de cette conception primitive du drame. Celui-ci n’est plus rien pour nous qu’un genre littéraire comme les autres; et ainsi s’explique que nous en soyons encore à nous demander s’il est vraiment possible d’appeler Wagner « un grand poète ». Encore la plupart de nos philologues et de nos esthéticiens répondent-ils à cette question par un « non » catégorique. Donc Wagner a pu créer dans sa jeunesse des figures comme le Hollandais Volant et Senta, comme Tannhæuser et Elsa; dans son âge mûr, une Isolde, un Wotan, une Brunehilde, un Hans Sachs, un Parsifal : et l’on se demande sérieusement si l’homme qui a créé toutes ces âmes immortelles