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seule. » Il pèse un instant dans son cœur ce grand devoir et conclut : « Par l’autorité que je tiens du tsar et de la patrie, j’ordonne la retraite. »

S’il fallait un contre-exemple concourant avec les deux preuves précédentes, on pourrait montrer Napoléon passant outre à l’avertissement de Borodino, et s’installant dans Moscou pour y attendre la paix face à face avec sa sinistre erreur. On noterait chez lui cette fausse appréciation des quantités morales qui fut sans doute la seule faiblesse de ce grand homme et la cause trop certaine de ses revers. Mais c’est assez des exemples purement russes, qui, remis en mémoire, nous permettent de revenir au commentateur.


Qu’il s’agisse de Bagration ou de Koutouzovv, Dragomirow admire ces portraits si fortement peints sur ces fonds de bataille : il écoute le souffle qui gonfle ces pages et qui les pousse à pleines voiles comme un vent de tempête ; il frissonne aux tragiques tableaux de la retraite d’Hollabrunn : le torrent humain coulant on ne sait où ; les chariots qui roulent, les voix qui s’appellent, les soupirs des blessés môles aux ténèbres de la nuit ; puis, tout à coup, l’arrêt de ce flot et son murmure pareil à celui d’une mer qui clapote et s’apaise après la tourmente. Mais de l’infinité et de la variété des forces que l’armée renferme, faut-il conclure avec Tolstoï qu’un général ne puisse personnellement rien pour les diriger, et qu’il soit à jamais le jouet des événemens qu’il pense conduire, la créature des hommes qui semblent ses serviteurs ? Non, répond Dragomirow, car ces visions apocalyptiques de la foule armée, la motion nombreuse et puissante de cet organisme à mille têtes, ne font que traduire en gestes immenses la motion intellectuelle et volontaire qui gouverne secrètement la masse. Cette direction ne saurait consister en commandemens détaillés ni s’exercer sur tous, à tout instant ; mais elle est une influence sollicitant chacun à vouloir ce que les circonstances réclament de lui dans la sphère d’action ouverte à son initiative. Cette influence, le général peut l’exercer rien que par sa présence et son prestige ; il agit alors tout en paraissant indifférent : ainsi Bagration à Hollabrunn emploie ses moindres gestes à calmer son monde ; pour se faire voir, feint d’aller voir ; approuve par son silence toute disposition prise. Pourquoi s’irriterait-il alors ? c’est fouetter la mer que de s’élever contre la nation en armes. Mieux vaut répandre partout cette confiance qui est la condition, la cause même de l’effort. Cependant l’affaire s’engage, se poursuit, se précise ; subitement l’instant et le lien du