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vastes et mornes solitudes où rien ne chante, où rien ne fleurit.

On a dit qu’Ibsen était l’hiver du nord et que Björnson en était le printemps. Ce Björnson est un homme étrange. L’esprit et le caractère luttent en lui et se sont disputé sa vie comme un champ de bataille. Né pour écrire des idylles, il s’est jeté à corps perdu dans les batailles du journalisme. Il a subi et même recherché mille influences au lieu de se chercher lui-même. Son antagonisme amical avec Ibsen lui a fait probablement plus de tort que de bien. Ce rapprochement l’a fait connaître aux lecteurs de l’Europe occidentale, mais l’a entraîné dans des voies où ses facultés ne le conviaient point et ne l’ont pas soutenu. Par sa confiance en l’avenir, son humeur à la fois combative et confiante, il semblait appelé à plaire aux Anglais. Longtemps avant que le nom d’Ibsen eut été prononcé à Londres, on y avait lu Arne et Synnové Solbakken, deux paysanneries qui peuvent soutenir la comparaison avec la Mare au Diable et la Petite Fadette, et les romans idéalistes qu’il a publiés depuis dix ans n’ont réussi auprès des compatriotes de l’auteur qu’après avoir fait fortune en Angleterre. Mais ses drames font, jusqu’à présent, assez médiocre figure sur la scène anglaise, et il ne partage que dans une mesure infinitésimale les sympathies et les inimitiés soulevées par son illustre rival.

Lorsque Ibsen attaque les puritains et les hypocrites, ceux qui passent en détournant la tête devant la porte d’un théâtre, on ne craint pas de l’applaudir et de l’imiter. Mais quand il ébranle tout l’édifice social et parle de remettre en question les idées et les habitudes sur lesquelles cet édifice repose, le théâtre hésite à le suivre, car il sent qu’une partie de sa clientèle, et la meilleure, celle qui lui a toujours été fidèle, va s’irriter ou s’effrayer. Le théâtre est réactionnaire et sait fort bien pourquoi : il a des raisons commerciales pour se ranger du côté du privilège et de la tradition contre le changement et le progrès. Il est du parti de ceux qui ont de l’argent en poche et qui veulent s’amuser, car ce sont précisément ceux-là qu’il invite et reçoit chez lui.

Or ils se plaignent très haut lorsque, venus pour pleurer ou pour rire, on les force à penser, lorsqu’un certain homme, qu’on ne peut pas ne point écouter, leur parle de leurs droits et de leurs devoirs, de la vie, de la mort, de leurs pensées les plus secrètes, de ce qu’ils voudraient oublier ou ignorer, et tout cela avec une liberté, une autorité, une profondeur que le théâtre ne connaissait pas encore et que la chaire ne connaît plus. De là ce brouhaha de surprises, de colères, de moqueries qui s’élèvent autour d’Ibsen et de ses adeptes. Mais on se blase sur tout, on s’habitue à tout, même à être insulté, et on finît par y prendre plaisir. C’est un des