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amusemens de la décadence. Peut-être verrons-nous les adversaires d’Ibsen, fascinés par son génie, suivre sa barque, comme les rats suivent celle de la vieille charmeuse, dans Eyolf, et se noyer au son de sa flûte[1].


II

J’ai raconté les origines du mouvement dramatique contemporain, indiqué les influences du dedans et du dehors qui le modifient, le stimulent ou l’entravent, analysé, parmi les œuvres déjà produites, celles qui me semblent les plus caractéristiques. Que me reste-t-il à faire, sinon de monter en quelque sorte sur une tour et de voir ce qui vient à l’horizon, de pressentir, si je puis, ce que sera le théâtre de demain ?

Si j’avais écrit ces articles à la fin de l’année dernière, ou même au commencement de celle-ci, j’aurais été obligé, que cela me plût ou non, de placer ici en évidence le nom d’Oscar Wilde. Son œuvre, très importante lorsqu’on la considérait comme un début, perd de son intérêt si la déchéance morale et sociale qui a frappé l’auteur clôt irrévocablement, comme beaucoup de personnes le pensent, sa carrière dramatique. Je voudrais passer tout à fait sous silence M. Wilde, car j’ai une égale répugnance à le louer ou à le blâmer. Ce que je tiendrais surtout à éviter, ce serait le trop facile mérite de découvrir dans les pièces d’Oscar Wilde le manque de moralité, l’absence d’une âme. Je retrouve dans mes notes, écrites en rentrant du Haymarket, où j’avais vu jouer The ideal Husband : « Le malheur de cet écrivain est de ne pas savoir ce qui se passe dans le cœur des honnêtes gens. » C’est sur ce point que j’aurais insisté, et j’aurais justifié mon impression par une analyse de la pièce et des énormités morales qui y fourmillent. Mais à quoi bon, maintenant ? M. Wilde n’avait pas seulement le courage de son scepticisme, ce qui est une sorte de vertu : il avait l’orgueil de son nihilisme, ce qui est un état d’esprit dangereux et malsain. « La pensée est destructive, dit un de ses personnages, lord Illingworth, dans A Woman

  1. J’aurais voulu déterminer l’influence que peut exercer sur le mouvement dramatique on Angleterre le théâtre allemand contemporain, mais je ne trouve aucune trace appréciable de cette influence sur les œuvres et sur les idées. Un seul ouvrage de Sudermann a été traduit jusqu’à présent : encore est-ce d’Amérique que vient cette traduction. On a essayé, l’année dernière, d’établir à Londres un Deutsches Theater permanent ; on y a représenté les ouvrages de Freytag, de Sudermann, de Hauptmann, d’Otto Hartleben de Max Halbe et de Blumenthal. J’ignore si cette tentative, faite dans des conditions modestes et même assez mesquines, sera renouvelée. La critique a suivi ces représentations, mais le grand public ne semble pas y avoir donné beaucoup d’attention.