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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/198

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leur talent. Ce n’est pas une bonne pièce, mais c’est une pièce où se peignent très bien les tendances du drame nouveau. Je me rappelle une scène très simple dont l’émotion sobre et contenue contraste singulièrement avec les grandes phrases qu’une telle situation n’eût pas manqué d’inspirer à un auteur d’il y a vingt-cinq ans. Kate Cloud aime Harold Wynn et est aimée de lui. Avant de consentir à l’épouser, elle se fait présenter au père du jeune homme, qui est un clergyman vivant à la campagne : « Vous ne me connaissez pas, monsieur ; moi, je vous connais. Vous êtes venu prêcher il y a dix ans au village de ***. J’étais alors chez Mrs Withers. — Oh ! c’est une excellente femme !… Mais comme c’est étrange qu’elle ne m’ait pas fait faire voire connaissance. — Non, il n’y a là rien d’étrange… Vous vous rappelez de quelle œuvre elle s’occupait — Oui, la réhabilitation des filles déchues. — Précisément. — Et, sans doute, vous… vous l’aidiez. — Non, répond Kate d’une voix grave, tremblante, pleine de larmes, c’est elle qui m’a aidée… » Elle raconte, ou plutôt elle laisse deviner la triste, l’éternelle histoire : « On est venu à mon secours, mais personne n’était venu au secours de ma mère… Elle m’avait nourrie et vêtue quand j’étais petite : à mon tour, je l’ai vêtue et nourrie… » Puis ce sont les années d’effort, l’apprentissage tardif par lequel elle est devenue une honnête femme, une pure et vaillante artiste. « Maintenant, monsieur, si un homme de cœur, instruit de mon passé, voulait m’épouser, aurais-je le droit d’accepter ? — Certes oui, mon enfant, répond le vieillard. — Vous seriez de cet avis, même si cet homme était un de vos égaux… un de vos amis… si c’était… votre fils ? » Le père d’Harold a un mouvement d’horreur et d’angoisse, de recul physique et d’inexprimable désarroi. Puis il balbutie, cherche à se ressaisir, veut appeler à son aise les indulgences du divin livre qu’il a eues toute sa vie sur ses lèvres et qu’il croit avoir dans le cœur. Mais Kate ne lui en laissera pas le temps. Un geste a décidé de sa vie ; elle s’en tient à cette instinctive révolte du préjugé social qui est devenu une seconde nature, une seconde conscience, jusqu’à effacer l’idée de pardon chez celui qui en est l’interprète et le messager.

Le titre de la pièce ne ment point, l’action est traversée et comme imprégnée, baignée de rêverie. M. Haddon Chambers ose rêver au théâtre et le public m’a paru d’humeur à lui tenir compagnie. Qu’on vienne au théâtre pour rêver, la chose paraîtra peut-être incroyable à beaucoup de Parisiens. Mais il faut se rappeler encore une fois que l’âme anglaise a des besoins et, jusqu’à un certain point, des organes littéraires différens des nôtres. Il faut aussi, au lieu de nos salles violemment éclairées où le spectacle