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dans ses bâtisses ou de le tirer par ses conseils et son crédit des pas difficiles où il aimait à s’engager.

Quand on emploie les gens, on leur écrit, et on savait depuis longtemps que Voltaire avait entretenu avec les Tronchin une correspondance très active, que leur bibliothèque de Bessinge renfermait un grand nombre de curieux documens inédits. Mais on les celait au public. Il y a quelque trente ans, le bruit courut à Genève que les possesseurs de ce trésor, méthodistes ardens, à qui la gloire de Voltaire était en abomination, se proposaient d’épurer leurs archives, pensant faire ainsi œuvre pie. Genève s’émut, et un chaud bibliophile, qui n’admettait pas qu’on brûlât une ligne d’écriture d’un grand homme, leur fut dépêché pour leur représenter qu’il y a des exécutions qui déshonorent l’exécuteur. On ne brûla rien, mais on tenait les chercheurs à distance. Heureusement l’esprit des familles change avec le temps. Le dernier héritier du précieux dépôt, M. Henry Tronchin, vient d’y faire un premier choix, et il y a trouvé les matériaux d’une publication aussi agréable qu’intéressante, dont le succès, nous l’espérons, le mettra en goût. Peut-être écrira-t-il un jour une biographie complète du docteur Tronchin. Il s’est attaqué d’abord à un personnage beaucoup plus modeste, à son cousin le conseiller, et il s’est plu à nous apprendre combien était dur le métier d’homme de confiance, de factotum de Voltaire, mais par quelles douceurs étaient rachetées les peines attachées à cet épineux emploi[1].

François Tronchin, né en 1704, mort en 1798, avait passé dans sa jeunesse quelques années à Paris auprès de son frère Robert, et rencontré Fontenelle et Montesquieu dans le salon de Mme de Tencin, qui lui écrivait : « Vous êtes d’un âge et d’une figure où il serait peut-être bien aussi sûr de vous intéresser par le plaisir, mais ce n’est pas chez moi où vous en pourrez trouver d’assez vif pour cela : des conversations de philosophes où, à la vérité, la morale est accompagnée d’assez de gaîté, voilà tout ce que je puis vous offrir. » Il accepta ce qu’elle lui offrait et s’en remit à lui-même du soin de se procurer le reste. Durant toute sa vie il considéra le vrai bonheur comme « une morale accompagnée d’assez de gaîté. »

En 1736, il épousait à Paris Marie-Anne Fromaget, d’une ancienne famille de robe de Saint-Quentin. La même année, il revenait se fixer dans sa ville natale. Il ne tarda pas à entrer dans le conseil des Deux-Cents, et de 1753 à 1768 il siégea dans le Petit-Conseil, qui constituait le pouvoir exécutif. Il travailla en bon Genevois aux affaires de son pays, démocratie quelque peu fictive, gouvernée de fait par un patriciat fort intelligent et très politique. Mais avec quelque conscience qu’il

  1. Le conseiller François Tronchin et ses amis Voltaire, Diderot, Grimm, etc., d’après des documens inédits. Paris, 1895. Librairie Plon.