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s’acquittât des fonctions publiques qu’il eut à remplir pendant quinze ans, ce n’était pas là son occupation favorite. Étant plus de son siècle que de son pays, d’autres passe-temps lui étaient plus chers, et il pensa toujours que l’homme a été mis dans ce monde pour contenter ses goûts.

Au demeurant, la cité de Calvin ne l’était plus guère que de nom : « L’Europe, disait Voltaire, a vu une république dix fois plus petite qu’Athènes attirer pendant cent cinquante ans tous les regards… Cette fourmilière imperceptible ne put être écrasée par le roi démon du Midi ni par les intrigues du Vatican, qui faisaient mouvoir la moitié de l’Europe. Elle résista par la parole et par les armes, et, à l’aide d’un Picard qui écrivait et d’un petit nombre de Suisses qui combattit, elle triompha, elle put faire dire : Rome et moi ! L’absurdité de la plupart des questions de controverse qui tenaient l’Europe attentive ayant été enfin reconnue, la petite république se tourna vers ce qui paraît solide, l’acquisition des richesses. Le système de Law engagea dans l’arithmétique ceux qui ne pouvaient plus se faire un nom en théo-morianique. Ils devinrent riches et ne furent plus rien. » Il en parlait un peu cavalièrement ; il ne prévoyait pas qu’un banquier de cette ville riche deviendrait le ministre du roi Louis XVI, et que son Rousseau serait le grand inspirateur d’une révolution qui allait transformer la France et le monde. Mais il avait raison de dire que désormais il était plus facile de trouver à Genève d’habiles hommes d’affaires que de profonds théologiens, qu’on y était fort indifférent à la querelle des supralapsaires et des infralapsaires, et que si Calvin était revenu au monde, il aurait eu de la peine à reconnaître la Sparte qu’il avait bâtie de ses puissantes mains, et sur laquelle il s’était flatté de mettre à jamais sa marque.

Les grands changemens ne s’opèrent pas tout d’un coup, on ne rompt pas en un jour avec de glorieuses traditions, on ne se détache pas sans regrets d’un passé dont on est fier : on en conserve quelque chose ; on s’applique du moins à sauver les apparences. C’en était fait du vieux dogme et de la vieille discipline, mais on avait encore l’humeur calviniste. On vivait dans un état de contradiction avec soi-même : on avait répudié les doctrines, on tâchait de garder les formes. Les banquiers affectaient un air d’austérité puritaine, les hommes de plaisir mettaient la sourdine à leurs gaités, on s’amusait gravement.

Les règlemens, les lois juraient avec les nouvelles mœurs, les nouvelles habitudes ; mais on refusait d’en convenir ; on désirait surtout que le monde n’en sût rien, que l’étranger qui traversait Genève pût s’y tromper. Aussi l’émoi fut-il grand quand d’Alembert, informé, instruit par Voltaire, se permit d’apprendre au monde que le clergé genevois ne croyait plus à la prédestination et à la divinité du Christ, qu’il se composait en majorité de sociniens timides et honteux. On savait bien que c’était vrai, mais on ne voulait pas que cela se sût, que