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représentée à Fontainebleau devant le roi. On assure « que tous les spectateurs parurent fort contens et fort touchés, surtout au cinquième acte ; que la reine et les autres dames se servirent du mouchoir. » L’auteur garda le plus strict incognito ; même dans les temps de demi-tolérance, il faut compter avec l’opinion : qu’eussent pensé les bourgeois de Genève en apprenant qu’un Tronchin avait commerce avec les histrions ?

Il acheta toujours des tableaux et toujours il eut une tragédie sur le métier. À l’âge de quatre-vingts ans, il retouchait les Andronics, et le prince de Ligne le proclamait le patriarche de la littérature. Que valaient ses pièces ? Dieu le sait. Diderot faisait toutefois assez de cas de son talent pour lui donner des conseils, et même il lui envoya un jour le canevas d’une tragédie, d’une Terentia, en l’engageant à prendre pour modèle le Jules-César de Shakspeare, « à faire monter la foule sur le théâtre, à faire marcher et vivre l’immense plèbe romaine. » — « Ah ! monsieur, ce Shakspeare était un terrible mortel ! Ce n’est pas le gladiateur antique ni l’Apollon du Belvédère ; mais c’est l’informe et grossier saint Christophe de Notre-Dame : colosse gothique, mais entre les jambes duquel nous passerions tous, sans que le sommet de notre tête touchât à ses t… » Diderot n’avait pas trouvé son homme ; on ne se refond pas, et il ne s’est jamais rien passé entre Shakspeare et le conseiller François Tronchin.

Il aimait la peinture, il aimait le théâtre. À ces deux inclinations il en joignait une troisième fort innocente et assez répandue à Genève, qui contribua beaucoup à son bonheur et à laquelle il demeura fidèle jusqu’à sa mort : il avait l’amour des transactions, des courses, des marchés, des négociations et le don de s’intéresser aux affaires d’autrui autant qu’aux siennes. On lui faisait plaisir en l’employant, en recourant à ses bons offices. Jamais il ne plaignit ni ses peines ni ses pas : il était reconnaissant aux gens qu’il obligeait, à quiconque lui fournissait l’occasion d’exercer ses talens d’entremetteur aussi diligent que désintéressé. C’est de cette précieuse qualité que Voltaire fit son profit. Lorsqu’il arriva à Genève en 1754, il avait confié la plus grande partie de sa fortune à Robert Tronchin, établi alors à Lyon, et Robert le recommanda chaudement à son frère François, qui ne le connaissait encore que de vue. Il l’avait aperçu un jour, et c’était tout ; mais il y a des rencontres qu’on n’oublie pas : « En 1722, étant à l’amphithéâtre de la Comédie-Française, un jeune homme fort maigre, habit noir, longue perruque naturelle, passa dans le couloir, J’étais assis à côté d’un inconnu qui lui demanda comment il se portait : « Toujours allant et souffrant, » fut toute sa réponse, et je ne l’ai retenue que parce que j’appris un moment après que c’était Voltaire qui venait de passer. Dès lors il est allé « toujours allant et souffrant » cinquante-six ans avant de mourir. C’est ainsi que je l’ai connu tout le temps. »