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embaucher les ouvriers ou les congédier, et cela à l’exclusion du patron, qui devenait un simple ouvrier comme les autres. La lutte a été vive. M. Rességuier a réclamé ses droits et annoncé l’intention de les exercer intégralement. Avec sa loyauté ordinaire, il a averti les ouvriers des conséquences de leur conduite. Il a dit par avance tout ce qu’il ferait dans telle et telle circonstance déterminée, et il l’a fait ensuite comme il l’avait annoncé. Sa seconde manière a été aussi nette que la première. La surprise a été grande quand on a vu le spectacle extraordinaire d’un patron qui se défendait. On s’était habitué à regarder le patron comme quelque chose de mou, de cotonneux, de non résistant. Lorsqu’un conflit éclatait entre un patron et ses ouvriers, sans doute le premier ne consentait pas docilement à sa ruine ; il savait attendre ; il usait de toutes les forces de l’inertie, jusqu’à ce que les ouvriers lui fussent ramenés par le découragement et par la faim ; mais alors il se montrait trop heureux, au prix d’une transaction quelconque, de rouvrir son usine et d’accueillir tous les revenans. C’est toujours lui qui avait l’air de capituler. Avons-nous besoin de dire ce qu’il y avait, dans cette attitude, de mépris mal dissimulé pour les ouvriers ? M. Rességuier a d’autres sentimens. Ayant été ouvrier, il traite ses ouvriers comme des hommes. S’il les rudoie, il les respecte. Il a la prétention d’élever leur intelligence jusqu’à la notion et à la conscience de ce que c’est qu’un contrat. Il aspire à leur inculquer, par les leçons de l’expérience, le sentiment de leur responsabilité. Quoi ! les ouvriers auraient donc une responsabilité ? On croyait jusqu’ici que les patrons seuls en avaient une. M. Rességuier a lutté droit contre droit, et s’il a usé largement du sien, il ne l’a jamais dépassé. Cet homme si bienveillant a montré un courage d’esprit, une résolution, une ténacité qu’on ne lui connaissait pas. Tout le monde a compris qu’il y avait à Carmaux, grâce à lui, quelque chose qu’on n’avait pas encore vu ailleurs et qui méritait grande attention. Mais comment tout cela se terminerait-il ? Les uns suivaient les péripéties de l’événement avec une surprise un peu scandalisée, les autres avec sympathie, tous avec une curiosité ardente. On sortait enfin de la routine des grèves antérieures. Il y avait, cette fois, de l’inopiné, de l’inédit, de l’incertain dans le résultat. Quelque opinion que l’on eût sur M. Rességuier, il renouvelait un genre épuisé ; il se montrait original ; on ne pouvait pas lui refuser l’intérêt qui s’attache toujours, dans notre époque banale, à un homme qui fait preuve de caractère et de tempérament. Le mot qu’on a prêté à un ouvrier : « Nous avions cru avoir affaire à un patron, et nous sommes tombés sur un artiste, » peint assez bien la situation.

Mais une pièce de ce genre ne vaut que par le dénouement. Malgré tous les efforts qu’ont faits les députés socialistes pour prolonger la grève jusqu’à la rentrée de la Chambre, elle était, en fait, terminée au