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moment où la discussion s’est ouverte. Deux fours étaient rallumés, un troisième sur le point de l’être. A force d’énergie, et, si on le veut, d’obstination, M. Rességuier avait atteint son but. Que signifiait, dès lors, la proposition d’arbitrage par laquelle M. Jaurès a terminé sa harangue ? Entre autres objections contre l’arbitrage, il y en avait une plus forte que toutes les autres : c’est qu’il arriverait trop tard. Les questions soulevées par la grève sont résolues : l’arbitrage n’aurait d’autre résultat que de les remettre en cause. Il ferait croire que la grève n’est pas terminée, et elle l’est, ou du moins elle l’était au moment où M. Jaurès parlait : peut-être la chute du ministère la fera-t-elle renaître. Faut-il rappeler d’ailleurs qu’elle a été provoquée par une question de discipline, et que les questions de ce genre ne sont pas de celles que l’on peut soumettre à un arbitre ?

Cet arbitrage après la grève était la surprise finale que M. Jaurès réservait à la Chambre comme péroraison de son discours. Il a pris soin, au préalable, d’énumérer tout ce que les ouvriers accepteraient et tout ce qu’ils n’accepteraient pas, puis, après avoir ainsi limité, enchaîné la liberté de l’arbitre éventuel, il s’est tourné vers le président de la Chambre et il lui a demandé d’en jouer le rôle. Qui pourrait soupçonner M. Brisson de partialité ? Ne connaît-on pas sa loyauté parfaite ? N’a-t-on pas confiance dans ses lumières et dans son indépendance ? Son autorité n’est-elle pas universellement respectée, — en dehors du Palais-Bourbon bien entendu, car, au dedans, elle vient d’être soumise à de cruelles épreuves ? Quelque inacceptable que soit, dans son principe même, la proposition de M. Jaurès, la manière habile dont il l’a présentée a jeté d’abord quelque désarroi dans la Chambre et même dans le langage de son président. Terminer la grève par une réconciliation générale, quel beau rêve ! Pourquoi ne serait-il pas réalisable ? Il y avait sur tous les bancs, à cette pensée, de l’émotion et de la confusion. Si on pouvait pourtant ?… M. Brisson s’est levé de son fauteuil au milieu d’un silence solennel. Il a donné, en termes graves, de très bonnes raisons pour ne pas accepter la tâche qu’on voulait lui imposer ; après quoi, il a conclu qu’il l’assumerait tout de même si la Chambre était de cet avis. Partagé entre sa raison et son cœur, son attitude a paru embarrassée. Heureusement, la prolongation du débat jusqu’à la séance du lendemain a laissé à M. Brisson le temps de réfléchir davantage et de s’arrêter à un parti plus ferme. Après avoir lu divers ordres du jour, parmi lesquels figurait celui de M. Jaurès, il a, cette fois, décliné nettement la mission dangereuse qu’on voulait lui confier. Oh ! combien dangereuse ! Quel précédent aurait créé une assemblée politique en évoquant par devers elle une cause toute privée, pour confier à son président le soin de juger entre les intérêts en présence et de prononcer d’office une sentence arbitrale ! De tous les empiétemens d’une Chambre en dehors de son domaine propre, celui-